Anne avait reçu une éducation exemplaire. Elle plaçait les notions de respect et de politesse au-dessus de tout. Quand vint le jour de ses quarante ans et qu’elle sortit de chez elle pour la toute dernière fois, elle prit soin de bien refermer la porte d’entrée. Son mari, qui lisait dans le salon, avait horreur des courants d’air.
Il faisait très froid cet hiver-là. La neige avait joliment recouvert les Monédières, leur conférant une sorte de manteau blanc tout en courbes qui semblait veiller sur toute la Corrèze et sur la jolie ville du vallon d’en face. Nous étions le 3 décembre et quand Anne se retrouva dans la rue, l’air était glacial et le vent lui fouetta le visage. Elle frissonna. Longeant le mur du château, elle se dirigea vers l’église. Quiconque l’aurait croisée ce jour-là aurait été surpris par son regard fixe et la blancheur de son teint. Elle entra dans l’église et se dirigea vers l’escalier qui menait au clocher. Elle grimpa les marches et quand elle parvint au sommet elle se dirigea vers l’endroit qu’elle avait repéré, là où des abat-sons manquaient, formant comme une large ouverture. Elle regarda une dernière fois la verdure des prés et la forêt au loin, puis elle se jeta dans le vide. Quand son corps atterrit lourdement sur l’asphalte, elle était déjà morte, terrassée par un arrêt du cœur à mi-parcours.
Elle sentit son âme s’envoler et eut un immense sentiment de satisfaction. Elle était enfin libre. Son calvaire était terminé. Elle avait eu le courage finalement.
***
Elle était partie en ayant pris soin de tout bien ranger. Henri ne supportait pas le désordre non plus. Elle avait fait le ménage de cette maison qu’elle adorait autrefois. Une vieille maison héritée de sa grand-mère avec un jardin derrière, ceint de hauts murs. Elle était son refuge, son repaire, son antre. Cette petite ville la rassurait alors, avec ses airs de village. Une place, des cafés, des commerces, une église, un cimetière, des écoles et même un château. Comme tant d’autres bourgades en France certainement. Mais elle était d’ici. Elle s’était accrochée à cette terre qu’elle avait décidé de ne jamais quitter. Seilhac. Ce nom c’était chez elle. Juste chez elle. Mais ça c’était bien avant. Tout avait tellement changé.
Au tout début de leur mariage Henri était un mari qu’on aurait pu qualifier de parfait. Affectueux, attentionné, aux petits soins. Ils travaillaient tous les deux. Il enseignait la philosophie dans un lycée de Brive et elle était professeure des écoles dans un village voisin. Ils avaient emménagé dans cette maison familiale qu’ils avaient joliment rénovée et les jours coulaient, doux et tranquilles. Puis petit à petit, insidieusement, le caractère d’Henri avait changé. Son visage s’était refermé et sa mine était souvent sombre. Il lui menait la vie de plus en plus dure. Elle essuyait ses reproches et ses moqueries chaque jour. Et quand Henri l’avait persuadée que son salaire était bien suffisant et qu’elle serait plus tranquille à la maison plutôt que de tenter d’éduquer des élèves de plus en plus récalcitrants, elle avait finalement démissionné de son poste, au grand dam de ses parents.
Quelques semaines auparavant son amie Jeanne avait tenté de lui ouvrir les yeux en lui conseillant de se rebeller. « Tu ne peux plus accepter cette situation. Ce n’est plus possible. Il te mène une vie infernale. Tu ne peux même plus sortir librement sans qu’il surveille tes moindres allées et venues et tes fréquentations. Et le comble : tu as envie d’un enfant et il n’en veut pas ! Anne, prend une décision ! ». Au début Anne s’était dit que Jeanne exagérait. Il était gentil Henri malgré ses sautes d’humeur. Et puis il avait raison : une femme devait obéir à son mari. Depuis que lui seul travaillait, c’était bien normal qu’elle lui obéisse. Ça, c’est ce qu’elle s’était dit au tout début. Ce dont elle avait essayé de se persuader. Mais Jeanne n’avait pas lâché l’affaire. Elle se souvint de sa dernière injonction : « arrête tout et sauve-toi ! ».
Elle allait avoir quarante ans le 3 décembre. Sa vie était devenue un enfer sur terre. Henri ne savait plus quoi inventer pour garder la main mise sur sa femme. Il ne l’avait jamais touchée non, mais son emprise psychologique était devenue telle que chaque heure était invivable. Un beau jour il avait soudain décidé de lui retirer son chéquier et sa carte bleue, sous prétexte qu’ils faisaient toujours les courses ensemble et qu’elle n’en avait pas besoin. Il usait régulièrement de chantage et lui donnait des ordres à tout va. Petit à petit il avait isolée Anne de leur famille et de leurs amis, et étrangement personne n’avait rien vu. Sauf Jeanne. Anne, qui avait toujours été une femme battante et dynamique, était devenue réservée, timide et avait perdu toute confiance en elle. C’était comme si elle s’était étiolée avec le temps. Quand elle raconta à Jeanne qu’Henri ne lui adressait quasiment plus la parole et qu’elle culpabilisait, son amie se mit dans une telle colère que Jeanne sortit enfin de sa torpeur et commença à réaliser dans quel enfer elle vivait. Petit à petit, remarque après remarque, reproche après reproche, d’insinuations en soupçons, elle réalisa ce qu’elle était devenue. Et sa maison qu’elle avait tant aimée ne la protégeait plus. Après avoir longuement réfléchi et conclu qu’elle n’avait aucune échappatoire, elle mit son plan à exécution. Elle allait se sauver, à tout jamais. C’était la seule solution.
***
Mieux valait la mort que la prison. Au moins maintenant elle était libre. Elle regarda une dernière fois son corps écrasé plus bas et elle entra dans la lumière. Elle se sentit bien instantanément. Elle eut l’impression de flotter. Une sensation d’extrême bien-être s’empara d’elle. Elle se sentit légère et enfin apaisée. Elle allait vivre une vie différente, une vie qu’elle avait librement choisie, une vie sans contrainte et sans domination. Elle soupira. Tout était si calme.
Soudain elle entendit qu’on l’appelait : « Anne lève-toi c’est heure, que fais-tu à traînasser au lit à une heure pareille ? On n’a pas idée ! » Elle frissonna et se recroquevilla en même temps qu’elle sentit qu’on soulevait violemment la couette. Et quand elle réalisa que cette voix était celle d’Henri, elle comprit que tout cela n’était qu’un rêve et que son cauchemar allait recommencer.
Valérie Chèze, février 2021
Nouvelle pour le concours de nouvelles 2021 de la ville de Seilhac en Corrèze
Retenue et publiée en podcast sur le réseau de la mairie de Seilhac