Sur le pont Cardinal, Mathilde enjambe prestement la rivière et arrive dans l’avenue de Paris. Toutes les villes de France et de Navarre ont une rue de Paris. Celle-ci est belle, forcément, non pas qu’elle soit chauvine mais un peu quand même ! Forcément, c’est sa ville natale après tout. Et dans cette belle avenue bordée de belles maisons de belles boutiques de beaux restaurants, il y a, forcément, un café, et même plusieurs, mais celui où elle se rend très souvent s’appelle Le Café de Paris. C’est un lieu comme elle les aime. Vivant, bondé, lieu où les habitués se retrouvent pour boire un petit crème, un verre ou bien prendre un repas. À droite le bar, dont le zinc est joliment souligné par une lumière rouge vif, à gauche et au fond des tables en bois blond aux pieds en acier noir, les murs en pierres de la région et un plafond que l’on pense bordeaux mais qui, sous un spot, se révèle violine tirant vers le rose. Sur la gauche, une salle a été aménagée sous une verrière et un petit coin terrasse accueille les fumeurs dehors. Des maillots de rugby décorent les murs, du club local bien sûr.
Ce jour-là le café est plein comme tous les midis et les serveurs vont et viennent entre les tables, de bonne humeur, surtout Dagobert. Ce n’est pas son prénom véritable et Mathilde aime le surnommer ainsi car elle trouve que tout compte fait, ça lui va bien Dagobert. Il chante du Philippe Lavil et donne franchement envie d’aller taper sur des bambous en bord de mer. Tout le monde a envie de soleil alors que la ville est plongée dans le brouillard depuis plusieurs semaines. Elle prend le plat du jour, des tacos maison. Elle ne terminera pas ses frites, ayant pris des bonnes résolutions en ce début janvier. Quant au café madeleine, elle mettra un van à cette dernière ! Il ne faut pas pousser. Déjà qu’à peine sortis du foie gras, des buches et du reste on retombe les pieds joints dans les galettes ! Elle en est là de ses réflexions quand elle se met à observer les gens. Mathilde a toujours adoré regarder les autres. Dans la rue, dans les gares, dans les aéroports. Admirer une tenue, rire d’une autre, se demander où ce vieil homme se rend, si péniblement, tirant son chien en laisse ou bien où court cette jeune-fille coiffée d’un twilly. Quand elle habitait une plus grande ville, c’était l’un de ses passe-temps favoris et le spectacle était varié. Des groupes de jeunes femmes aux jupes très courtes et aux talons très hauts – elles sortaient leurs gambettes dès l’arrivée des premiers rayons de soleil au printemps, des mamies joufflues portant des sacs en plastique en claudiquant, des petites filles aux robes à volants de couleurs acidulées, un groupe de musiciens au style indéfini (quart grunge, quart bab, quart punk, quart manga, un look indéfinissable en somme), des hommes tout droits sortis d’un roman d’espionnage. Se poser, déguster un café brûlant en regardant son entourage, un vrai plaisir. Cela lui arrivait de moins en moins, toujours occupée qu’elle était à enchaîner les actions. Auto, boulot, dodo. C’était bien dommage car si elle avait eu la bonne idée de se poser le nez en l’air ce midi-là, elle aurait peut-être, ou sans doute, vu quelque chose plus tôt.
Nous étions mercredi et des enfants déjeunaient avec leurs parents. C’est toujours sympa de se retrouver le midi avec son enfant. Elle le faisait régulièrement avec les siens. Ses filles savouraient ce moment et prenaient le temps. Son fils quant à lui, même si cela lui faisait visiblement très plaisir, était quand même pressé de retrouver ses copains. Elle se souvient d’une fois où elle s’était retrouvée plantée seule dans une pizzeria à midi trente exactement. Il avait engouffré ses lasagnes et lui avait dit « je te laisse, j’ai rendez-vous pour une partie de ping pong ». Elle avait fini le déjeuner un livre dans une main une fourchette dans l’autre et n’est pas certaine qu’ils s’étaient retrouvés une fois de plus au restaurant un midi tous les deux cette année-là !
Son regard est attiré par une table joyeuse. Ils sont quatre quinquas fringants, la mèche grise et le regard qui frise. Bons vivants, ils ont commandé une bouteille de Bordeaux et trinquent à la vie. Leurs rires résonnent sous la verrière et leur bonne humeur semble se propager à l’ensemble du restaurant. Dans un coin, une vieille dame déjeune, coiffée d’un chapeau, son chien sur les genoux, une espèce de yorkshire frisé qui ne sourit pas. Mathilde s’est toujours demandé pourquoi les chiens n’ont pas la faculté de sourire. Celui-ci est tranquille et regarde l’assemblée, l’œil vif. Au bar, trois compères sirotent leur verre de blanc, reluquant toute nouvelle tête qui passe la porte.
Mathilde remarque dans la table du fond la même dame qu’elle croise très souvent, toujours sur son laptop. Elle se demande ce qu’elle peut bien écrire. Un roman ? Des nouvelles ? Ou bien corrige-t-elle des épreuves ? En tout cas c’est une habituée des lieux. Elle reste environ une heure et semble assez pressée quand elle repart. Mathilde se demande si elle n’est pas en train d’écrire un texte sur le café car elle a souvent la tête en l’air. Aujourd’hui, elle est en train d’observer discrètement un groupe de collègues qui vient d’entrer. On dirait même que cela l’amuse. Mathilde le sent au sourire qui semble imperceptiblement se dessiner sur ses lèvres. Il faut dire que ces jeunes à l’air gai font plaisir à voir. On sent vraiment qu’ils aiment se retrouver dans ce café le midi. Ils connaissent la carte par cœur et les prénoms des serveurs. Dagobert les chambrent gentiment et ils rigolent, l’air détendu.
À la table d’en face, trois hommes et une jeune-fille sont attablés. Cette dernière transpire l’ennui. En effet, ses compagnons ne lui adressent pas la parole. L’un est constamment en train de consulter son portable et les deux autres boivent leurs verres de rouge en l’ignorant complètement. Est-elle une stagiaire là pour la semaine, qu’ils n’ont eu d’autre choix que d’emmener avec eux ou bien une nouvelle collaboratrice, que la jeunesse et l’inexpérience empêchent de lancer des sujets de conversation ? Elle la plaint sincèrement. Elle patiente, sage et droite, n’ayant pas pris l’entrée que ses voisins avalent rapidement. Mathilde guette à quel moment ils vont enfin lui parler.
C’est un vrai plaisir d’entendre de nouveau l’accent du coin. Un peu trainant, aux intonations chantantes, pas tout à fait du sud-ouest mais ensoleillé tout de même, du riant portail du midi, tout simplement. Soudain, un grand bruit lui fait lever la tête. En face d’elle, le long d’un mur en pierre, huit personnes sont installées. Elle les a remarquées en arrivant car l’une d’entre elle riait fort, très fort. De ce rire qui n’avait jamais connu la distinction mais seulement la vulgarité. Mathilde se souvient l’avoir détaillée. Des cheveux blonds filasses, de grosses lunettes « un peu fortes » comme l’aurait dit sa copine opticienne, un chemisier à l’imprimé léopard – ça se fait toujours ce truc ? – et même si on ne peut pas voir sous la table, elle doit sans doute porter une jupe ras les fesses bien moulantes et des talons hauts. Le brouhaha ambiant de l’heure du déjeuner a subitement cessé. Tous les regards se sont tournés vers cette table et on vient de découvrir que la blonde a le nez dans l’assiette. Elle a commandé un bœuf tartare et ses mèches blondes se mêlent au hachis et à la mayonnaise dont elle a allègrement couvert la viande. Des frites gisent tout autour, surprises de se retrouver là sans doute, par manque d’habitude certainement. L’ambiance chaleureuse a viré au glacial. Personne n’ose bouger. Les serveurs sont restés figés avec leurs plateaux pendant trois secondes, comme des acteurs mis sur pause en pleine action, avant de s’agiter en tous sens. Il s’est à peine écoulé une minute peut-être quand les sept autres convives de la tablée plongent à leur tour têtes baissées dans leurs assiettes. Mathilde remarque qu’ils ont tous commandé le tartare. La table est jonchée de sauce Worcestershire qui a giclé sur le mur d’en face. Son regard croise celui de ses voisines, deux jeunes-filles qui sirotent leurs capuccinos. Les yeux écarquillés, elles doivent se demander où elles sont tombées, elles qui s’exclamaient sur la déco juste avant le drame. Le barman est le premier à parler, décrochant le téléphone pour appeler les secours. Personne ne bouge plus à la table des huit. Leurs têtes sont symétriquement renversées sur chaque assiette, au milieu des sets devenus multicolores, formant comme une peinture d’Arcimboldo qui aurait été saccagée.
De longues minutes s’écoulent et on entend au loin la sirène d’une ambulance. Le bruit se rapproche peu à peu, strident et inquiétant.
« Coupez, c’était parfait ! »
Mathilde sursaute, se retourne lentement vers la voix et découvre, cachée dans le recoin près de la porte des cuisines, une caméra qu’elle n’a étonnamment pas remarquée et, derrière elle, un réalisateur très connu, le sourire aux lèvres.
Valérie Chèze, mars 2023
Oui, je prends rendez-vous car je veux en savoir un peu plus
Une première rencontre en visioconférence pour faire connaissance
et évaluer vos besoins.
Le temps d’un clic et j’écris pour vous !