Éric Le Provos, un chef français qui, dans son restaurant Le Carré à Moscou, offre à nos papilles une explosion de textures et de saveurs .
Client : Moskva Accueil
Date : décembre 2021
Entrer chez Éric Le Provos dans son nouveau restaurant Le Carré, c’est pénétrer dans un univers où chic et sobriété règnent. Une première salle au parquet blond, avec des tables design en bois, des fauteuils jaunes et bleus puis tout au fond, une deuxième salle plus feutrée, avec sa moquette aux volutes beiges et bruns et ses murs couleur or, décorés des toiles de son épouse, peintre professionnelle.
Éric arrive, chaleureux comme toujours, son éternel sourire aux lèvres. On n’en attendait pas moins, le ton étant donné dès le seuil, avec l’accueil de deux suricates en cravate. Rencontrer Éric, c’est plonger dans un bain de gentillesse, de bonne humeur et d’humour et goûter sa cuisine c’est offrir à nos papilles une explosion de textures et de saveurs pour déguster une très bonne cuisine française.
Éric, à quoi avez-vous pensé ce matin ?
Comme tous les matins, quelle belle nouvelle journée !
Parlez-nous de vos origines et de vos premières années en France
Je suis né en Normandie, à Lisieux, où mon père tenait un hôtel-restaurant puis j’ai habité Morlaix et Saint-Malo après le divorce de mes parents. J’ai commencé à cuisiner très tôt vers l’âge de 9 ans, pour mon frère et moi, car nos parents travaillaient, mon père pour son entreprise de dépannage et ma mère dans son café. J’ai ensuite continué à cuisiner mais je ne pensais pas en faire une carrière à l’époque. Il faut dire que j’étais plutôt un joyeux drille, pas vraiment fait pour les études.
« J’ai commencé à cuisiner très tôt »
Assez tôt vous vient le goût des voyages.
Un professeur d’anglais provoque un déclic, l’anglais devient ma matière préférée avec l’histoire-géographie et à 17 ans, je pars en Angleterre avec mon sac à dos. Dans le compartiment d’un train entre Portsmouth et Londres, je commence à échanger avec mon voisin et je découvre avec surprise que je comprends tout ce qu’il me dit ! À Londres je réussis à perdre mon passeport et quand je suis rapatrié à Saint-Malo, mon père me demande quelles études je veux faire. Je lui annonce que j’aimerais préparer un CAP de cuisine, que je pars faire à Rennes.
Vous disiez précédemment n’avoir jamais songé à faire carrière en cuisine. Pourquoi ce revirement ?
Ce n’était pas vraiment calculé et quand j’ai commencé dans la profession, je me suis franchement demandé ce que je faisais là-dedans ! Mais toute ma vie j’ai agi par émotion.
Vous obtenez votre CAP cuisine et ensuite où commencez-vous à travailler ?
Mon père me conseille de postuler dans des grandes maisons et avant même de terminer mon apprentissage j’envoie des lettres de motivation à La tour d’Argent, Paul Bocuse et Pierre Troisgros. Une fois mon diplôme en poche, je suis recruté à La Tour d’Argent, un « trois macarons ». Nous faisons pratiquement 100 couverts tous les jours avec du frais qui arrive le matin et qui est pratiquement fini le soir. Je travaille 14 heures par jour. Au bout de 18 mois, je pars faire mon service militaire où, sans même avoir appris à tirer, je suis placé aux Invalides dans la résidence d’un général 5 étoiles, où je sers notamment Jacques Chirac et Charles Pasqua. Je retourne ensuite travailler 6 mois à La Tour d’Argent puis je rejoins un chef étoilé au Manoir de Paris.
L’étranger vous attire et vous quittez la France…
Oui, je quitte la France une première fois avec un voyage d’un mois et demi aux États-Unis à Atlanta, en Écosse pendant deux ans puis sur des bateaux de croisière, pour une compagnie basée à Miami, Regency. Arrivé comme sous-chef, je deviens chef. J’ai alors 25 ans et 40 cuisiniers dans ma brigade, issus de plusieurs nationalités, dont beaucoup n’ont jamais travaillé en cuisine avant. Nous servons 900 passagers plus l’équipage et ce n’est pas du tout la même façon de travailler.
C’est un peu comme dans l’armée ?
Oui, mais la cuisine de toute façon ça reste l’armée ! Sur les bateaux de croisière, je ne cuisine pas, je fais du management, c’est du gros rendement et je me rends compte que je suis en train de perdre le côté cuisine. Je décide de rentrer en France et de revenir vers les « macarons ». Je vais travailler d’abord à Nice au Maximin puis à Biarritz au Palais. Puis petit à petit je ne me sens plus bien en France. J’ai voyagé, parlé une autre langue et je me sens de plus en plus nomade. Je remonte alors à Saint-Malo, où je commence à faire des stages de pâtisserie, de boulangerie, de boucherie et d’informatique.
« Cherche cuisinier français à Moscou »
Quand partez-vous vous installer à Moscou et pourquoi avoir choisi la Russie ?
Mon père, qui était abonné au magazine L’hôtellerie, voit un jour cette annonce : « Cherche cuisinier français à Moscou ». Je n’y prête pas du tout attention. Mon père insiste et je lui réponds qu’il délire ! À la rigueur si je dois repartir c’est au soleil et non pas derrière le rideau de fer ! Nous sommes en novembre 1991, la Russie commence à s’ouvrir et mon père insiste de nouveau : « Éric regarde, tu es allé voir les capitalistes, pourquoi tu n’irais pas voir les communistes ? Envoie au moins ton CV ! ». Cette phrase fait tilt et je suis son conseil. Quelques jours plus tard — les candidats pour la Russie n’étaient pas nombreux à cette époque ! — je reçois un premier coup de fil : « Bonjour, j’appelle de Moscou. Je voudrais parler à Éric Le Provos ». Je raccroche aussitôt. Il est très tôt et je fais beaucoup la fête à cette époque. Et quand on me rappelle le lendemain à la même heure, je demande à ce qu’on me rappelle trois jours après !
Quand je prends enfin l’appel, on m’explique que le poste est pour le restaurant Le Chalet Suisse, que tout le monde en cuisine parle anglais ou français et qu’ils vont préparer mes papiers.
C’est alors que vous vous envolez vers Moscou.
Le soir du 24 décembre 1991, je monte dans un Tupolev avec les sièges qui se rabattent et je pars à Moscou. Mes copains de Paris ne comprennent pas que je les abandonne avant le réveillon du premier de l’an mais je pressens que je suis déjà passé à autre chose.
Quel est votre sentiment à ce moment-là ?
Je suis le seul Français dans l’avion et le seul assis. Tous les Russes fêtent leur retour au pays debout, en buvant de la vodka ! Au fond de l’avion, je découvre une cage avec des poulets dedans ! Je commence à flipper et je me dis que ce voyage sera le dernier ! J’arrive à Sheremetievo au terminal F, glauque avec son plafond truffé de boites en métal qu’on s’amusait à qualifier de boites de caviar à l’envers. Je passe les contrôles, le douanier me regarde bizarrement. Je me retrouve dans le hall, avec ma malle métallique noire assez imposante, attendant la voiture que le restaurant doit m’envoyer et agressé de toutes parts par des chauffeurs de taxi. Au bout d’une heure, quand l’un d’eux me propose une course. Quand je lui demande s’il parle anglais, il me répond que oui et je lui dis ces mots : « allez on y va ».
C’est alors que vous découvrez Moscou pour la première fois.
Je monte dans sa Jigouli et nous roulons dans la nuit. Au bout de vingt minutes je réalise que je n’ai pas du tout d’adresse et qu’il n’y a aucune lumière. Je me dis que je suis mal barré. A l’époque on parlait de la grande URSS, que j’imaginais aussi moderne que États-Unis. Bien sûr il y avait le rideau de fer, mais on ne savait pas ce qui se passait derrière, personne ne savait si c’était bien ou pas, chacun racontait ce qu’il voulait. Quand je fais la remarque qu’il n’y a pas de lumière chez eux, le chauffeur se retourne et me dit : « Чtо ? ». À ce moment-là, je comprends qu’il ne parle pas anglais et qu’il y a vraiment un problème. Je lui dis alors le mot Kremlin en français. Il ne réagit pas. Je le prononce alors en anglais et là il me montre que nous sommes devant ! J’arrive finalement à bon port grâce à un chef français que connaissait l’un de ses copains taxis. Trois jours après je travaille dans le restaurant, où je découvre que personne ne parle ni anglais ni français ! On me promet des cours dont je ne verrai jamais la couleur et je commence à apprendre le russe phonétiquement.
Vous travaillez ensuite dans plusieurs restaurants avant de monter votre propre affaire.
Je travaille au Chalet Suisse puis je rejoins L’actor, le premier restaurant français à Moscou, où je fais venir le sommelier Franck Hardy. Nous rejoignons ensuite un restaurant gastronomique haut de gamme, Le Duc, puis en 2002 je crée ensuite mon premier restaurant, Le Carré Blanc, où Franck travaille avec moi un an avant de décéder prématurément. Et en 2012, quand je rencontre des problèmes avec mes partenaires, je suis obligé de fermer.
Outre les conflits liés aux affaires, avez-vous rencontré d’autres obstacles ?
À l’époque où je ferme Le Carré Blanc, dont j’avais fait une brasserie, je suis pratiquement le seul restaurateur français à Moscou. La cuisine française commence à ne plus être à la mode, elle suscite de moins en moins d’intérêt et c’est une période difficile. Nous les Français nous nous sommes nous-même planté une épine dans le pied en étant trop prétentieux. Nous avons choisi de ne proposer que de la cuisine haute couture et du gastronomique alors que nous sommes les seuls au monde à proposer différentes variétés de cuisines avec le café, le bistrot, le restaurant, la brasserie et le gastronomique. Les Italiens sont arrivés en 2003 et ont apporté une cuisine beaucoup plus simple. La nouvelle génération ne veut pas suivre car c’est trop compliqué : le chef coûte cher, les produits coûtent cher, le client n’est plus intéressé et les restaus ferment.
« Je fais une cuisine qui est compréhensible »
Vous ouvrez ensuite un bistrot dans la rue du Lycée Français ?
Oui, j’ouvre Le Bistrot Le Provos en 2015, que je devrai également fermer plus tard mais pour des problèmes sanitaires de ventilation cette fois.
Aujourd’hui vous êtes à la tête d’un nouveau restaurant, Le Carré. Comment avez-vous choisi de vous démarquer ?
J’ouvre Le Carré le 21 février 2020, avec une équipe de 24 personnes dont la sous cheffe qui travaillait avec moi au Bistrot, qui a un talent fou. Je suis le seul à proposer un mixte entre le gastronomique et le bistrot et beaucoup de gens me suivent parce qu’ils savent que je fais une cuisine qui est compréhensible.
Éric, quels sont vos plats « signature » ?
J’en ai trois : la soupe à l’oignon, le tartare de bœuf et le sandre. Aujourd’hui je ne peux plus retirer ces plats de ma carte. C’est drôle car je ne les avais jamais cuisinés dans des macarons. En 1992 un client me demande si je sais faire un steak tartare. Je prends mon bouquin et je réalise la version classique en adaptant les ingrédients à mon goût. Plus tard au Carré Blanc on me demande une soupe à l’oignon. Je prends mon Escoffier et je réalise la recette. Il faut savoir qu’Escoffier était le grand concurrent d’Édouard Nignon, qui est le dernier chef français à Moscou avant la Révolution russe de 1905. Il officiait au Metropol quand les Bolchéviques l’ont fait sortir de Russie, lui annonçant que cela allait mal se passer. Et enfin je propose le sandre, un poisson d’eau douce que je n’avais jamais cuisiné, avec une fondue de poireaux et une sauce crème au vin blanc.
Et les desserts ?
Dans les années 80 la crème brûlée arrive, je prends une recette je ne sais plus où et depuis beaucoup reconnaissent ma crème brulée comme l’une des meilleures de Moscou. Je suis étonné car c’est tellement simple à faire ! J’ai aussi changé la recette de la tarte tatin en remplaçant la pomme par la poire et enfin au Bistrot j’avais fait un carton en sortant la tarte aux pommes de mon examen de CAP !
Éric, que vous apporte ce métier ?
Ce métier est toute ma vie et le plaisir est venu avec le temps. Je ne suis pas vraiment un technicien au niveau des fourneaux, c’est plutôt la formation que j’aime. On aime bien me prendre mes cuisiniers parce qu’on sait que je passe du temps avec eux et que je leur explique le pourquoi du comment. En Russie il n’y a pas vraiment de formation aux métiers de la cuisine donc je prends des gens motivés que je forme de A à Z.
Quelle est votre journée type ?
Aujourd’hui je ne suis pas que chef de cuisine, je m’occupe de tout le restaurant. En ce moment c’est moi qui fais aussi les courses donc je commence vers 10 heure et je vais au marché Danilovski acheter le poisson.
Dites-moi Éric, quelles sont vos valeurs ?
C’est le premier restaurant où je reçois autant de compliments. Mes valeurs c’est de faire plaisir, de faire du bon travail et d’en voir le résultat par les commentaires. J’aime aussi ce côté agréable de la vie qui permet de rencontrer et d’échanger avec des gens chaleureux qui me disent merci.
Quelles qualités sont nécessaires dans votre métier ?
Il faut être téméraire, passionné, ne pas avoir peur de travailler, patient, psychologue et pédagogue, surtout à l’étranger quand il n’y a pas de formation spécifique.
Comment vous définissez-vous ?
Je marche à l’émotion, je ne calcule pas, j’avance et je suis dans l’aventure.
Un dernier mot Éric ?
Il faut profiter de la vie tous les jours c’est la plus belle chose !
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Le Carré
Sadovnicheskaya St, дом 69,
Moscow, 115035
Tél : 8 (495) 374–97-44
Oui, je prends rendez-vous car je veux en savoir un peu plus
Une première rencontre en visioconférence pour faire connaissance
et évaluer vos besoins.
Le temps d’un clic et j’écris pour vous !