Mon atelier d’écriture :
les petites façons
Une photo, des histoires …
@Isabelle Touyarou https://www.instagram.com/isabkkmockba/ — Laos, tribu des Lawae
Mama Attani
Cette photo c’est toute ma vie, c’est ma grand-mère Attani.
J’ai grandi loin du monde, dans une jungle féconde où se tient mon village.
Ma vie fut un paradis malheureusement perdu par la civilisation au fin fond du Cambodge.
J’y ai vu le jour, grandi et vécu en harmonie avec la nature et nos traditions tel un petit animal apprivoisé.
Ma Mama Attani m’a élevée lorsque ma mère est morte lorsque j’avais un an, emportée par des flots impétueux d’une rivière capricieuse.
Mama Atani s’est occupée de moi car dans mon village ce sont les femmes qui prennent soin des enfants et restent au village. Les hommes quant à eux chassent, pêchent, cueillent et s’occupent des bêtes. Je n’ai pas beaucoup côtoyé mon père.
Nous vivions un peu en altitude sous des températures chaudes et humides.
Mama Attani m’a appris très tôt à tisser la laine des moutons et à en colorer les filaments chatoyants une fois teintés.
Le rouge, le bleu, le noir sont les couleurs symboles de notre tribu.
Les mains expertes de ma grand-mère ont été un spectacle permanent pour mes yeux de petite fille, le geste sûr et appliqué, la maille serrée et régulière, harmonisant les lignes parfaites de nos tenues et de nos nattes.
Je n’ai fait que reproduire cette gestuelle fascinante.
Cette grand-mère, c’est mon pilier, mon guide, mon mentor, ma colonne vertébrale. Celle qui m’a transmis tout ce que je sais et qui m’a propulsée dans son art au monde extérieur par le plus pur des hasards.
Grâce à elle je suis aujourd’hui une artiste reconnue pour mes tissages spectaculaires et je suis exposée dans les plus grandes salles du monde entier.
J’ai pu ouvrir une voie à notre tradition et la faire connaitre.
Cette photo c’est la transmission d’une grand-mère à sa petite fille, c’est l’amour infini construit jour après jour, c’est la protection et la grandeur d’âme.
Je ne t’oublierai jamais Mama Attani, dans chaque maille que je tisse ce sont tes doigts qui se glissent dans les miens. Nous serons à jamais liées par ce lien invisible que les autres ne peuvent pas voir, la puissance d’une âme à une autre.
Catherine Zins, décembre 2021
L’instant
J’avais décidé de sortir de la ville et de partir vers les montagnes au nord, voir les gens dans leur village. Je n’avais pas d’idée de thème en tête ou plutôt je fourmillais d’idées sans pouvoir en choisir une : portrait de paysans, paysages, maisons et techniques de construction, styles vestimentaires et traditions locales des textiles et des costumes.
J’arrivais dans ce village aux confins du pays, après deux jours de bateau et de bus remontant les montagnes. Les maisons sur pilotis n’étaient pas très grandes. Les hommes étaient aux champs, travaillant sur les terrasses éparpillées le long des pentes. La plupart des femmes étaient descendues dans le village du bas.
Dans le calme de cette journée, le ciel commençait à s’assombrir et la pluie de mousson s’annonçait au loin. Assises, côte à côte, sur le porche d’entrée en bambou de leur maison, leurs pieds nus se balançant au travers de l’échelle, une grand-mère et sa petite fille me regardaient.
J’ai été saisie brusquement par le charme et la sérénité de ces deux visages, l’un marqué par le temps, mais pas encore trop ridé. Deux énormes cercles en os agrandissant les deux lobes d’oreille, pipe sur le côté, frange courte et droite, la grand-mère avait ce regard tranquille sur la visiteuse que j’étais, venant perturber leur méditation face au paysage grandiose. Ses mains, fatiguées et travailleuses, étaient posées, enfin au repos, comme une offrande.
Sa petite-fille à ses côtés, jetait un regard espiègle sur l’appareil étrange que je tenais dans les mains et m’apprêtais à manipuler, mais qu’elle avait déjà vu plusieurs fois, cet endroit étant connu pour ses traditions, sa population indigène.
Je n’ai pas eu besoin de parler, quelques signes ont suffi pour m’autoriser à capter cet instant de simplicité et de magie.
Valérie Thoeni, décembre 2021
Fin de journée à Ban Rak Thaï
C’est la fin de la journée dans le village de Ban Rak Thai. Nous sommes dans le nord de la Thaïlande, dans la région de Mae Hong Son tout à l’ouest, un lieu reculé qui a gardé toute son authenticité.
Sun a récupéré sa petite-fille Nalin à l’école. Elles ont passé du temps ensemble durant l’après-midi. Il y avait beaucoup à faire car c’est la saison de la récolte du café. Elles ont cheminé entre les plants étagés en terrasses, ont rempli de lourds paniers qu’elles ont porté à deux jusqu’au village. Puis, en fin d’après-midi, elles sont passées au Wat, le temple du village, où elles ont procédé aux rituels habituels.
Dimanche, elles se rendront au Wat Phra Buddhabat, une magnifique construction dorée célèbre dans la région pour les empreintes des pas de Bouddha lui-même, découvertes au XVIIe siècle. Cette sortie leur prendra la matinée entière car le temple est situé à plus de 1000 mètres d’altitude, et elles seront chargées de paniers d’offrandes aux moines et à Bouddha.
Pour l’heure, elles profitent de la vue sur le lac. Le panorama est à couper le souffle. Le soleil se couche lentement, les rayons d’or habillent d’un drap lumineux la surface lisse de l’eau. Les fleurs, réchauffées toute la journée par le soleil, exhalent une odeur sucrée et entêtante proche de celle de l’opium qui était cultivé il y a encore peu sur ces collines.
Sun a allumé sa pipe en bambou. Elle y fait brûler du cannabis, ce qui calme ses douleurs dues aux rhumatismes et à l’arthrose. Elle sait que la culture en est interdite mais elle en a quand même fait pousser quelques plants à l’arrière de sa cahute, pour son usage personnel.
Elle est heureuse d’avoir sa petite-fille Nalin à ses côtés. Elle met du baume sur ses vieux jours. Ses parents sont partis à Bangkok pour tenter de faire fortune. Sun n’y croit pas trop… Au contraire, elle a peur que la capitale ne les pervertisse. Elle a entendu tellement d’horreurs sur les bas-fonds de cette ville tentaculaire… Elle a peur que sa fille et son gendre, trop naïfs, n’y survivent pas.
Pour l’instant, elle profite de cette fin d’après-midi de bonheur et de calme en se répétant les mantras habituels : « À chaque jour suffit sa peine », « Demain est un autre jour », « Qui vivra verra »… Elle espère bien qu’elle vivra encore longtemps !
Sophie Malac, novembre 2021
Elle s’appelait Li
« Quand je regarde cette photo, toute mon enfance rejaillit. Des couleurs, des sons, des parfums m’envoutent et me ramènent à ce temps qui me semble si loin. Le temps de l’insouciance, en Asie, chez moi, avec ma grand-mère. Elle s’appelait Li et elle a toujours été mon modèle ; je me souviens avoir insisté pour qu’elle me couse cette robe de coton rouge, que j’ai gardée. Oui, je l’ai toujours au fond de mon armoire et parfois quand la nostalgie de mon pays et des miens me prend à la gorge, je la ressors. J’ouvre l’enveloppe de feutre qui la protège, je la déplie et aussitôt je suis là-bas, dans cette maison de bois au milieu de la forêt.
Je me souviens de Li, des effluves du riz parfumé qu’elle préparait chaque matin, des senteurs des épices. Je me rappelle la raideur de mon dos au lever après une nuit sur ma natte. Je me souviens de la chaleur des baisers de ma grand-mère, de son regard bon, des bijoux ancestraux qu’elle portait, héritage coloré des lignées de son clan. Je me souviens de ses larmes quand nous nous sommes retrouvées toutes les deux, un soir de novembre, seules cachées sous la maison d’abord, puis tentant une sortie timide, les gestes tremblants, la peur chevillée au corps. Je me souviens de ses larmes et de son cri guttural, presque inhumain, quand elle découvrit les corps de mes parents, inertes dans les flaques boueuses, victimes d’une guerre qu’ils n’avaient pas voulue. Li. Je me souviens de son courage d’alors, qui m’a emmenée loin sur le bord du fleuve, qui m’a portée, le poids de mes quatre ans la freinant souvent. Li qui m’a offert une enfance heureuse malgré toute cette tragédie.
Je me la rappelle encore un jour de mousson, les yeux dans les yeux, elle m’a pris les mains et m’a dit une phrase que je n’oublierai jamais : ” Lean, vis tes rêves, ne te soucie pas de moi, fais tes choix, n’attends pas. Je t’ai donné tout ce que j’ai pu. Je te laisse t’envoler maintenant. Sois heureuse mon ange “. J’avais dix-sept ans. Le lendemain je m’envolais vers New-York. J’avais obtenu une bourse pour étudier la danse. Cela fait si longtemps… »
La vieille dame referma l’album photos et, le port de tête toujours élégant et les yeux embués elle me dit : « aurez-vous assez de matière pour votre article ? ».
Valérie Chèze, novembre 2021
La photo de classe
Antoine Gribert n’était pas le genre d’homme à se lamenter sur son sort. Plus encore, il détestait les faibles. La vie n’était-elle pas plus belle du côté des gagnants ? C’est ce que lui répétait son père depuis tout petit. Sa vocation de meneur d’hommes avait donc commencé très tôt, probablement dès la maternelle. Il sourit en repensant à la photo de classe prise lors de l’année 1974, blondinet au sourire ravageur et aux boucles soyeuses, la panoplie parfaite du futur dirigeant d’entreprise à qui tout réussira, quoiqu’il arrive.
Le souvenir de sa colère ce matin-là lorsque sa mère l’obligea à enfiler cette affreuse chemise à carreaux et au col pelle à tarte le fit grincer des dents. Décidément, toute sa vie il fut contrarié par la gent féminine, de son idiote de mère à sa givrée d’épouse. Même ses maitresses avaient été décevantes, l’obligeant à devenir violent, avec leurs menaces de révéler leur liaison et autres grossesses non désirées.
Il s’en était souvent fallu de peu pour que le château de cartes ne s’écroule, les murs se fissurant au fur et à mesure des diverses trahisons et coups bas.
Voilà où il en était aujourd’hui. Son extérieur était impeccable : un homme dans la force de l’âge comme on dit, le cheveu grisonnant lui ajoutant encore du charme, une légère calvitie qui lui donnait du sérieux, un corps svelte et toujours musclé, entretenu par un coach pervers mais efficace qui le faisait transpirer chaque matin et le gavait d’immondes boissons protéinées. L’intérieur en revanche était nettement moins esthétique. Il avait gravi avec un succès insolent les échelons d’une société avide de réussites, prêt à écraser sous le poids de son ego celui qui se mettrait en travers de ses ambitions. Ses parents étaient fiers, ses enfants parfaitement indifférents, sa femme totalement absente.
Un coup de vent le fit vaciller. Même décidé à en finir, il n’est pas facile de se défaire de son instinct de survie. Mais il n’avait pas le choix. Pas vraiment. Les sommes qu’il devait à ses actionnaires étaient plus élevées que le PIB de la majorité des pays d’Afrique.
Il n’avait pas d’échappatoire, pas de plan B. Lui qui avait construit sa carrière et sa réputation sur la fiabilité de ses prévisions était à court d’idée. Quelle ironie.
La dernière image à laquelle il pensa avant que son corps n’effleure le bitume fut celle figée de cette journée de septembre, où un petit garçon blond avec un col pelle à tarte souriait à un photographe scolaire blasé, des rêves plein la tête.
Aurelia Assayag, novembre 2021
Dans les pensées du David de Michel Ange (texte 4)
« Je le sais, je suis magnifique. Des jambes musclées, un corps galbé, des fesses de rêve, des boucles blondes, un sexe prêt à propulser une femme au paradis et j’aurais pu être heureux et vivre caché. J’aurais pu me trouver une jolie femme et lui faire de beaux enfants. J’aurais pu me trouver un métier passionnant : poète, maçon, professeur, illustrateur, chef d’entreprise. J’aurais voyagé, je serais sorti de mon Italie natale…
Mais voilà, comme je me promenais dans une ruelle de mon village un soir d’été, j’ai croisé la route d’un sculpteur qui, frappé par ma beauté, m’a invité dans son atelier. Là, il m’a demandé de me déshabiller et m’a sculpté pour l’éternité. Depuis je suis tenu prisonnier.
Sur mon socle de marbre blanc je regarde à l’horizon. Et je rêve. Je rêve de partir loin et de continuer ma vie.
Des hordes de touristes m’admirent à toute heure et me prennent en photo. J’essaie de me boucher les oreilles pour ne plus les entendre et de regarder au loin pour ne plus les voir. Que c’est gênant d’être ainsi nu devant des inconnus. Mais au moins moi je suis entier. Ce n’est pas le cas de mon amie Vénus. Elle n’a pas eu de chance. Si j’ai croisé Michel-Ange elle a rencontré Milo. Puis, je ne me souviens plus de la raison mais un énième tremblement de terre ou la guerre l’on privée de son bras la pauvre.
Vous savez un jour je m’enfuirai. J’irai loin dans les montagnes, je m’achèterai un troupeau de chèvres et je vivrai loin de toute cette foule, enfin.
Mais pour le moment je n’ai envie que d’une seule chose : m’habiller. Un bon jean (j’ai vu que c’était à la mode), une chemise en lin blanc, des tennis et, ah oui j’oubliais, un slip ! Ah ce qu’on doit être bien dans un slip ! Cela doit être doux et chaud ; je le choisirai blanc, avec un élastique… un Dim. J’ai vu la pub un jour sur le mur d’en face. Ah et puis il me faudra des lunettes de soleil, des Rayban assez foncées, après tout je suis un Italien non ? Puis j’irai à la Tavola place d’Espagne déguster des pâtes à la vongole arrosées de chianti. Et avec un soupçon de parmesan. Des plaisirs simples que je n’ai jamais connus. Et enfin je changerai de prénom. David, c’est trop commun. Voyons… je choisirai Lucio. Lucio de Michel-Ange, ça sonne bien non ? »
@David Joe Mustang
Valérie Chèze, avril 2021
Dans les pensées du David de Michel Ange (texte 3)
« Me voilà le corps bien fait, imberbe et sculpté dans la pierre, je représente la beauté idéale de l’homme.
Oui, j’ose le dire : je suis beau et on m’envie à tout va. Je suis parfait !
Le muscle saillant, la nudité sans pudeur, l’allure assurée, nul ne peut m’ignorer lorsqu’on me voit. J’attise et j’attire le regard. Je suis bien fait et j’en suis fier. Je suis David. Le seul, l’unique, taillé dans la pierre pour l’éternité.
Oui mais… l’éternité c’est long… et sous mes airs supérieurs j’ai une vérité toute crue à vous dévoiler : je m’ennuie, je m’ennuie terriblement tout statique que je suis. Et puis je m’ankylose aussi, depuis tout ce temps, ce n’est pas drôle ! Sans parler que j’ai froid dans ces courants d’air dans les allées somptueuses du musée.
Tous ces siècles qui m’admirent et pas une ride sur mon corps parfait, quelle tristesse tout compte fait… Mon expression est figée à jamais. Je veux rire et marquer mon visage des expressions que je vois chez mes visiteurs. Et enfin je veux du style, diantre ! Malheureusement je n’en ai point. Qu’on m’accorde un short pour cacher mes attributs, tout du moins de temps en temps ! Je veux sentir le toucher d’une étoffe sur ma peau froide.
Et puis cette position figée, l’esquisse du début d’un pas un peu déséquilibré, quel inconfort ! Comme j’aimerais courir, m’enfuir, être libre de mes mouvements. Un corps si puissant pour ne point bouger c’est un comble, vraiment !
Quelle tristesse je vous le dis, cette comédie a assez duré. J’aimerais l’audace d’un artiste provocant qui oserait me taguer le corps, me vandaliser afin de ressentir le grand frisson des couleurs. Ou même mieux, qu’un cambrioleur me vole afin que je ressente le mouvement d’être porté dans les airs. Quelle aventure ce serait !
Oui mais je rêve car je sais bien que je demeurerai immobile et intact à jamais, idolâtré pour ma posture légendaire. »
@Peter Hoare
Catherine Zins, avril 2021
Dans les pensées du David de Michel Ange (texte 2)
« Bon, ben je crois qu’elle m’a posé un lapin…
J’avais pourtant mis toutes les chances de mon côté pour ce rendez-vous…
Tout d’abord, le choix du lieu, cette splendide place avec tous ces cafés où nous aurions pu nous attabler pour boire un Chianti revigorant, réchauffés par le soleil de cette fin de journée. L’orchestre qui joue des airs romantiques à quelques pas et dont les notes de musique auraient accompagné nos regards croisés, tendres ou coquins, timides ou audacieux…
Je suis également passé chez le coiffeur hier. Il a arrangé toutes ces bouclettes qui me tiennent lieu de chevelure. Il m’a même proposé quelques mèches blondes supplémentaires pour, je le cite, “ajouter de la lumière à la lumière ” …
J’ai ensuite filé chez l’esthéticienne : épilation intégrale, plus un poil nulle part, à part la petite touffe guillerette à mi-parcours. J’en ai bavé mais au moins on ne distingue que mieux mes muscles dessinés. Je ne passe pas des heures à la salle de sport pour rien ! Lever de la fonte, c’est bien, mais faut que ça se voit ! Et là, je ne suis pas mécontent du résultat. Quand je me retourne sur mon miroir, je suis fier de mes deux fesses pommelées, fermes et hautes, qui semblent crier : “Attrapez-nous ! ” Le reste de mon anatomie n’est pas mal non plus. Des jambes galbées, un ventre ferme et tenu où se plaquent mes abdominaux, des hanches étroites, un torse large, un dos où les muscles sont sculptés, des bras fuselés, rassurants. Le petit paquet surprise à mi-chemin n’est pas très impressionnant mais il en a satisfait plus d’une. Mon sexe sait y faire avec les demoiselles, il a plus d’un tour dans son sac pour les emmener au septième ciel.
Alors, qu’est-ce qui a bien pu clocher cette fois-ci ? Juché sur mon socle, je scrute la foule, mais rien… Cela fait 20 minutes que j’attends… encore 10 minutes et je me transforme en statue ! Je sens qu’on commence à m’observer. Les regards deviennent lourds et insistants. Ah mais carrément, il y en a une qui sort son appareil photo et qui se plante à mes pieds pour photographier sans vergogne mes attributs ! Quel culot ! Je suis tellement outré que je n’ai plus les mots pour m’indigner. Je reste de marbre, tout en self-control.
Toujours personne…
Mona, Mona Lisa, pourquoi m’as-tu abandonné ? »
@Wu Jian Wiang
Sophie Malac, avril 2021
Dans les pensées du David de Michel Ange (texte 1)
« Oui, me voici, David. Je n’en crois pas mes yeux ; est-ce bien Son pouvoir qui me donne cette force ? Doit-il y avoir une contrepartie ? Je n’ai pas réfléchi ; j’ai été choisi ; il faut en finir avec les provocations de ce philistin, ce Goliath, qui nous nargue depuis des jours.
J’ai peur. Je ne suis qu’un humble berger. Je suis le dernier de mes sept frères, j’ai 14 ans. Nous vivons simplement, dans la montagne avec ma famille. Nous avons dû nous réfugier avec d’autres personnes, devant l’avancée de l’ennemi. Rien ne me destine à une quelconque célébrité, et devant la débandade de mes frères, je pensais moi aussi fuir.
Mais j’ai senti, j’ai senti quelque chose en moi. Une assurance, une détermination. Et j’ai entendu, j’ai entendu cet appel ” David, va “. J’ai compris, Il m’appelait, Il me disait ” prends ta fronde, c’est écrit, combats Goliath “. Je n’ai pas discuté, tant pis si je meure. Il me l’ordonne, il faut le faire pour mon peuple, pour Israël.
J’ai posé mes vêtements, et je me suis avancé hors de la foule, me présentant comme celui qui allait défier Goliath. Mes frères se sont tus, un espoir et une grande crainte les envahissait. Va-t-il nous abandonner ? Irons-nous encore en esclavage, comme nos ancêtres ?
Je n’ai que ma fronde et je vais marcher devant le colosse, dont la cuirasse brille dans le soleil brûlant. Il me regarde déjà ahuri, moqueur. Il s’est arrêté. Tout en l’observant, je vais me baisser pour prendre une pierre. Elle sera là, bien en vue, comme un autre signe. Saillante et dure, chaude dans mes mains. Je vais prendre ma fronde et mes muscles vont se tendre ; je sens Sa force m’envahir ; je me laisserai guider par Lui. Je vais lever ma fronde, en direction du front de Goliath. Il sera stupéfait, il commencera à comprendre. Avant qu’il n’ait levé son épée, la pierre sera lancée. Tel un éclair, elle s’enfoncera dans son crâne dénudé.
Il tombera net, dans un bruit lourd et sourd, dans un nuage de poussière. Le ciel est clair et le camp adverse, médusé, reculera lentement. Comprenant le message divin, ils s’éloigneront abasourdis. Ce sera le Destin et je serai Son instrument. Allons ! ».
@David Klaus Stebani
Valérie Thoeni, avril 2021
Le schmilblick
Le schmilblick est formidable, pour rien au monde je ne m’en séparerais. Ca sert à tout un schmilblick, dans toutes les situations, dans toutes les positions, dans tous les contextes, dans tous les lieux. Ca me fait bien rire lorsqu’on me dit « À quoi ça sert le schmilblick? » M’enfin faut être con ou quoi ? Moi je l’utilise tous les jours matin, midi et soir et même plus si j’ai besoin. D’ailleurs, j’en ai offert un à chaque membre de ma famille. Et comme on dit chez nous: « Jamais sans mon schmilblick ! » Nan mais, pour qui on me prend ? Moi j’ai l’intelligence suprême, celle de celui qui a les neurones connectés. D’ailleurs le schmilblick capte les ondes c’est bien pratique. L’autre jour j’ai eu peur car on a voulu me le piquer. L’autre y savait pas que c’est personnel un schmilblick ? Il aurait jamais pu l’utiliser le pauv’gars. De toute façon, il a pas eu le temps car mon schmilblick a réagi tout de suite et il s’est pas laissé faire. Ben oui j’ai pris option auto défense avec mon schmilblick. Parfois faut savoir investir pardi ! On a même créé avec les copains un club adeptes du schmilblick. Ben oui vous comprenez y a les malins et pis y a les autres. Alors on fait schmilblick party les samedis soir ! Enfin moi je me dis que celui qu’a pas de schmilblick de nos jours c’est comme vivre encore à l’age de pierre! Il y a quand même un avant et un après ! Et dire qu’il y en a toujours qui ne savent pas à quoi ça sert le schmilblick… Je me marre !
Catherine Zins, janvier 2021
Voyager avec Sempé — Le Paris que j’aimais
Paris. La plus belle capitale du monde. Paris et les berges de la Seine, Paris et les bouquinistes, Paris et ses pavés, Paris et ses boulevards, ses avenues, ses rues et ses ruelles. Paris et son atmosphère unique.
J’habite dans cette ville depuis cinquante ans et mon Paris à moi c’est le Paris des années 60.
Dalida à l’Olympia, un café place des Ternes un lundi matin sur le chemin du bureau, l’air frais du soir en sortant du Don Camilo, l’odeur des marrons chauds, la vue d’un bas résille enjambant un trottoir ou d’une nuque à la Jean Seberg sortant d’un salon de coiffure, des cigarettes dans le joli cendrier du Flore, les histoires de Modiano, l’odeur de livres de poche bien rangés dans la petite bibliothèque le long de mon lit, des imperméables se frôlant les jours de pluie, la vigne de Montmartre et ses peintres inspirés, la Tour Eiffel encerclée de passants, de badauds, de flâneurs, un chapeau mou courant vers un taxi, un petit béret sortant d’une boulangerie, un pain au chocolat moelleux à la main, son quatre-heures, le charme secret de la place Fürstenberg, le son désuet de la page d’un livre que l’on tranche, avide de poursuivre la lecture, les sorties endimanchées des fins de semaine sur les Champs Élysées, haut lieu de la mode alors, les sourires éclatants et la beauté insolente d’Alain Delon et Maurice Ronet dans Plein Soleil vu un jour de pluie sur les grands boulevards, achats improvisés un soir rue Mouffetard pour une dinette en amoureux, la musique des talons aiguilles de ma belle sur le parquet, mon achat le lendemain de protèges talons pour protéger ledit parquet, la musique des 45 tours sur un tourne-disques crépitant, des rocks endiablés aux bals du 14 juillet, l’odeur du métro et le clac de la poinçonneuse aux Lilas, un baiser sur le pont Alexandre III, Romy Schneider croisée rue de Rivoli, un dîner à La Coupole après un grand soir au casino.
Voilà mon Paris, le Paris que j’aimais.
Valérie Chèze, janvier 2021
Voyager avec Sempé — La coupe est pleine
J’ai pris ma décision. J’ai mûrement réfléchi et je suis désormais sûre de moi.
Je ne supporte plus cette situation. Je n’arrive plus à me regarder en face, le miroir est devenu mon pire ennemi. Mes rêves, la nuit, se peuplent de quolibets, de regards appuyés, gênés, de gens qui se détournent, voire changent de trottoir. Je me réveille en sueur, paniquée. J’ai pris 10 ans d’un coup…
J’y pense sous la douche, j’y pense quand je me coiffe, quand je me maquille. J’y pense le matin quand le regard de mes enfants se pose sur moi. J’y pense le soir quand je rejoins mon mari sous les draps. J’y pense tout le temps… Il faut que j’agisse.
Cent jours que je vis comme une recluse…
Je me terre chez moi. Je ne supporte plus d’entendre sonner à ma porte. Je préfère faire la morte, qu’on me croie partie, plutôt que d’affronter un visiteur. Je me cache sous un chapeau quand je ne peux faire autrement que de sortir dans la rue. Le regard baissé, je rase les murs, prenant garde à ne pas risquer d’établir un contact visuel. Je me dépêche de faire les courses et je reviens ventre à terre dans mon appartement où je respire alors un peu mieux.
Ça ne peut plus durer. Quelle image mes enfants garderont-ils de cette période ? Quand nous feuilletterons ensemble les albums-photos de cette époque, mon aspect physique me sautera aux yeux, je ne verrai plus que cela…
Mais tout ça n’est peut-être que le fruit de mon imagination ? Est-ce que je deviens folle ? Trop de pression ? J’imagine peut-être toute cette situation…
Non, impossible. Tout cela n’est que trop réel.
Trop, c’est trop. Tant pis.
Cent jours que je suis enfermée…
Je suis prête à braver le confinement, les interdictions, le couvre-feu, le risque sanitaire, la descente de police. Tout plutôt que de continuer comme ça.
J’espère ne pas le payer trop cher…
Le risque m’a longtemps fait hésiter. Jusqu’à aujourd’hui, je me disais « Pense à ta famille, sois forte, tiens bon ! ». Mais là, la coupe est pleine. C’est à moi et à moi seule que je dois penser aujourd’hui. Il en va de ma santé mentale. J’espère qu’ils le comprendront…
La veille, je brûlerai un cierge, ferai une prière. Et au petit matin, je partirai. Sans un regard en arrière, la casquette bien vissée sur la tête et le cœur rempli de bonheur et d’espoir.
Cent jours…
Après-demain, 9h00 : c’est l’heure de mon rendez-vous chez le coiffeur… Enfin !
Sophie Malac, janvier 2021
Voyager avec Sempé — La traversée de Paris
• Robert, pourquoi on est venus à Paris dis-moi ?
• Eh bé, il fallait bien venir voir la capitale une fois dans sa vie pardi ! L’Arc de Triomphe c’est quelque chose tout de même !
• Bé oui mais astur nous voilà bien coincés en plein milieu de la circulation ! C’est que nous autres on n’a pas l’habitude de ce tintamarre. C’est pas comme un troupeau de vaches qu’on sait s’en débrouiller bé quel malheur toutes ces autos autour de nous. Nous voilà dans de beaux draps !
• Place de L’Étoile ! Place de l’Étoile ! Ça m’a l’air d’une belle toile d’araignée métallique et diabolique plutôt ! Comment c’est‑y qu’on y fait ?
• Robert, j’ai peur…Tu m’avais dit que c’était beau Paris…C’est pas vrai…J’veux rentrer chez nous…
• Allons allons ! On est‑y pas bien là sous la belle pluie parisienne. C’est comme dans le film Singing in the Rain mais à Paris tu t’rends compte ! De vrais acteurs qu’on est bondiou !
• C’est Singing in the Rain? Je vais passer dans un film ? J’suis bien coiffée ?
• Moi j’dis que Mémé Poutou devrait passer devant et on la suit. Une vieille mémé ils vont tout de même bien la laisser passer pardi !
• Surtout pas malheureux, les Parigauds y’z’ attendent que ça de renverser une mémé. Même qu’ils croient qu’ça fait gagner des points. Mémé doit rester derrière surtout !
• Y’ allons faire comme Véronique et Davina, on va se faufiler en rythme en se déhanchant Toutouyoutou Toutuouyoutou…
• Bon allons‑y technique de de campagnards : un pas en avant…un pas en arrière…trois pas sur la côté…trois pas de l’autre côté. Le gibier c’est nous, faut la jouer rusé et futé ! Les chasseurs nous auront pas !
• Crébondiou, on avance, on avance. Ça marche !
• Tu crois que je vais passer à la télé dis ?!? Tu te rends compte Singing in the Rain !!! Je vais être une star !!
• On y est presque. Un petit coup de zigzag, on y est presque ! Aller mes lapinous !
• Oh Robert, je vois le trottoir crénon, on va y arriver !
• On y est arrivés sacrebleu ! Je vous l’avais dit !
• Bravo les bouseux ! On a conquis la capitale ! Ils nous ont pas eu les Parigauds tête de veau ! C’est qui les plus forts ? Hein c’est qui ?
• C’est nous !!!
• Euh…Elle est où mémé Poutou ?
• Non d’une pipe ! Elle est restée au milieu de la circulation !! Impossible de la récupérer…
• Faut accepter les pertes, on la laisse ! À la guerre comme à la guerre. Faut croire que c’est la fatalité
• …
• Relevez la tête mes braves, on va retrouver notre Normandie et fuir ce monde de zinzins. Là-bas on va retrouver notre chez nous.
• Euh…On fait comment Robert ? C’est mémé qui a les clés du fourgon dans son cabas…
Catherine Zins, janvier 2021
Voyager avec Sempé — Fontaines
Les fontaines dans les villes, toujours une question qui me rend perplexe…
Fontaine fonction des origines, apportant l’eau potable. C’est toujours quelque chose que j’aime regarder lors de mes voyages, et j’aime observer les décorations, les motifs ou les inscriptions qui les entourent. Lieux de discussions, d’échanges, de rumeurs, souvent lieux de femmes, allant chercher cette eau précieuse, partagée aussi avec les animaux buvant dedans. Lieu parfois aussi de méfiance, eau empoisonnée, cause d’épidémies et de mort.
Et puis, les fontaines vides, vidées de leur eau, vidées de leur sens. Devant lesquelles on passe, sans un regard, presque surpris de cet ouvrage inconvenant. Fontaine dépotoir, besoin de les remplir, les remplir avec de l’usagé, avec du déchet puisqu’elles sont elles-mêmes usagées.
Et puis, fontaines pleines, mais pleines de cette eau qu’on ne peut boire. Juste de l’eau recyclée, pour leur donner une place, mais une place d’objet, de décoration.
Fontaine objet défendu, défendu d’y boire, de se tremper dedans, de s’éclabousser, de se dessaouler ; on aime y braver les interdits.
Fontaine pour touristes, dans laquelle on jette des pièces pour faire des vœux, devant laquelle on tient son amoureux ou on se prend en selfie. Quelque fois on regarde ses déesses versant l’eau de leur vase ou ces monstres qui, gueule ouverte, crachent le liquide sans fin.
Fontaine spectacle, comme celle de Nikki de St Phalle et de Tinguely à Paris qui me fascinait toujours quand j’y passais. Objets en mouvement dans le bassin, jeux de jets et de couleurs. Fontaine de musique, de poésie, d’émerveillement.
Fontaine coquine, comme celle d’une rue de la vieille ville de Berne, qui lance son eau sur le passant étourdi. D’ailleurs, Berne est une ville de fontaines, avec ses ours et ses chevaliers polychrome en culotte et hallebardes, si sérieux : fontaine de la Justine, de l’Ogre, de Moïse, de Samson…
Au final, une fontaine qui vit aura toujours une forme de poésie, de message et de musique. Une fontaine qui se tait est une part de nous, citadins, qui se meurt en secret.
Valérie Thöni, janvier 2021
Une vie de fauteuil
Est-ce ici que je vais finir ma vie de fauteuil ? Dans le froid et la solitude de ce parc moscovite, les quatre pieds emprisonnés dans un carcan de neige gelée et le velours de mes coussins gorgé d’humidité ?
Mon existence avait pourtant démarré dans la chaleur d’un appartement soviétique, au 4e étage de l’immeuble auquel je tourne le dos aujourd’hui. J’en ai senti des fessiers s’avachir dans mes ressorts, des têtes s’appuyer sur mon dossier, des jambes se croiser sur mes accoudoirs, des pieds gelés se recroqueviller sous mes coussins ! Je les ai toujours accueillis avec le calme et la sérénité qui caractérisent ma fonction de fauteuil, les enveloppant de la douceur de mon velours, le confort de mon assise. J’en ai entendu des conversations, et certaines pas piquées des vers ! Mais je suis discret, j’ai toujours tout gardé pour moi. C’est une question d’éthique et je ne saurai y déroger, même aujourd’hui où l’on m’a lâchement abandonné…
Du garçonnet blond qui apprenait sa poésie à la babouchka qui récitait ses prières, j’ai tout enregistré, tout est là, bien au chaud dans mon rembourrage. Oh ! il y a bien quelques trous de ci de là… Alzheimer m’a‑t-on dit, il paraît que ça commence à mon âge… Mais j’ai encore l’esprit vif !
L’été dernier, on m’a descendu dans le parc, pour prendre l’air, pour m’aérer. C’est vrai qu’il est beau ce parc à la saison chaude ! Mes pieds foulaient le vert tendre de l’herbe, je regardais les enfants jouer et appréciais leurs cris joyeux en fermant les yeux…
À l’automne, on ne m’a pas remonté chez moi… j’aurais dû me méfier alors… D’autant plus quand les livreurs Ikea sont passés devant moi avec un canapé deux places…
C’est l’hiver et aujourd’hui il fait ‑5 degrés dehors… Des souris sont venues nicher entre mes coussins et je sers de perchoir aux oiseaux fatigués. Je n’entends plus les poésies des enfants ni les prières de ma babouchka préférée… Tiendrai-je jusqu’au prochain été ?
Sophie Malac, décembre 2020
Il était une feuille
Il était une feuille pliée dans un cahier,
Il était un cahier bien rangé dans un cartable,
Il était un cartable sur le dos d’un écolier,
Il était un écolier assis sagement dans un bus,
Il était un bus qui roulait prudemment vers l’école,
Il était une école au milieu d’un grande ville,
Il était une grande ville à l’ouest d’un pays,
Il était un pays qui n’était pas seul sur sa planète Terre,
Il était une planète Terre nichée dans son système solaire,
Il était un système solaire bien au chaud dans la Voie lactée…
La Voie lactée éclaboussa de blanc le système solaire,
Le système solaire éclaboussa de bleu la planète Terre,
La planète Terre éclaboussa de vert le pays qui n’était pas seul,
Le pays qui n’était pas seul éclaboussa de rouge la grande ville à l’ouest,
La grande ville à l’ouest éclaboussa de jaune l’école au milieu,
L’école au milieu éclaboussa de gris le bus qui roulait prudemment,
Le bus qui roulait prudemment éclaboussa de rose l’écolier assis sagement,
L’écolier assis sagement éclaboussa de violet le cartable sur son dos,
Le cartable sur son dos éclaboussa d’orange le cahier bien rangé,
Le cahier bien rangé éclaboussa de blanc la feuille pliée.
Sophie Malac, novembre 2020
Bonjour tristesse, un hommage à Françoise Sagan
« Sur ce sentiment inconnu dont l’ennui, la douceur m’obsèdent, j’hésite à apposer le nom, le beau nom grave de tristesse. C’est un sentiment si complet, si égoïste que j’en ai presque honte alors que la tristesse m’a toujours paru honorable. Je ne la connaissais pas, elle, mais l’ennui, le regret, plus rarement le remords. Aujourd’hui, quelque chose se replie sur moi comme une soie, énervante et douce, et me sépare des autres. Cet été-là, j’avais dix-sept ans et j’étais parfaitement heureuse » …
J’avais ce sentiment de plénitude achevée qui faisait de ma vie un tout cohérent où plus rien ne pouvait être ajouté, comme un système physique élaboré, sans que le tout ne devienne un chaos assourdissant. Or, je savais bien qu’à dix-sept ans ce sentiment était illusoire, voire dangereux. Dans mon grand bonheur, je me savais donc à l’ombre du pire et certainement pas du meilleur. On dit que la jeunesse c’est le temps de tous les possibles, de tous les rêves, de toutes les ambitions. Mais non, définitivement non, la jeunesse avait le goût du paradis déjà perdu alors que j’y avais à peine mis les pieds. Ce fatalisme diffus, cette finitude assumée tendaient mes journées, mes gestes, mes amours d’un voile engourdissant qui me rétrécissait le cœur. Le soir plus qu’à tout autre moment, il m’arrivait même de visualiser ce cœur comme une pomme flétrie, incapable de reprendre son souffle, de se gonfler de vie. Et je vivais donc l’été de mes dix-sept ans à l’écart des autres, à l’écart de moi-même également. Ma vie se déroulait loin de moi, devant mes yeux, comme une scène de film muet au ralenti. Pour rien au monde je n’aurais voulu sortir de cette bulle qui m’enveloppait comme un coton brut, doux et à la fois rugueux de ses impuretés. J’étais heureuse de ma tristesse.
Aurore Paredes, octobre 2020
Le festin est à la noce
Ce fut une bombance dont je ne me suis, jusqu’à ce jour, jamais vraiment remise… mon estomac et mon foie frémissent d’effroi à la seule évocation de ce souvenir gastrique.
Ce jour-là furent célébrées les noces tonitruantes d’une lointaine cousine, ma grand-tante mit les petits plats dans les grands pour le mariage de sa fille Georgette dans la pure tradition maraichine.
Ainsi débarquèrent en procession pour le repas de fête : gelée en Madère, pâtés au confit d’oie, croustades aux champignons et plateaux de fruits de mer accompagnés de mayonnaise pour ce qui ne constituaient que des agapes. Le tout arrosé de petit blanc bien évidemment.
Il était déjà bientôt 14h30, je me jetai donc sur la pitance de toute provenance, goulue et affamée que j’étais. J’enfilai dans la foulée quelques gorgées, c’était jour de fête.
Puis vinrent en compléments les mets chauds.
En premier lieu les poissons entiers portés sur de lourds plateaux tout en longueur. Merlu au beurre blanc, pas de riz merci, Saint Pierre à la crème, finalement non ça ira, ou Saint Jacques au whisky, ok pour le whisky. Mon ventre déjà tendu s’engagea dans un rinçage de circonstance pour faire passer le tout au blanc supérieur un peu sec. Vive les mariés !
Nous avons beau être Vendéens et fiers de l’être, il était temps du trou Normand. Ainsi furent absorbés en grande quantité le sorbet citron noyé au Calvados. Hip Hip Hip Hourra !
J’étais déjà repue mais voilà que maintenant j’étais déjà un brin pompette.
Ce fut enfin le tour des viandes : ainsi daube de bœuf sauce au vin rouge, gibelotte de lapin carotte laqué et porcelet rôti piqué d’ail avec sa mogette paysanne prirent place sur des nappes plus vraiment blanches. Il fallait porter les toasts tout en chantant, du rouge local se déversa sur ma robe fleurie. Tant pis !
« Ah si j’étais le marié…le mariiiié…. J’embrasserais la mariée…la mariiiée… »
La ronde des fromages fit ainsi irruption dans la nébuleuse épaisse créée par les fumeurs : les chèvres, les bleus, les coulants, les odorants, les piquants, les crémeux et j’en passe…vinrent se tartiner sur des petits pains à la mie moelleuse.
« Chantera Raymond, Chantera Raymond, Chantera ! »
Mon estomac montrait des signes évidents de tangages.
C’est alors qu’apparut par-delà de la salle festive, le clou du spectacle tant attendu et réconfortant surmonté d’un petit couple en plastique caractéristique, la star de tout repas de mariage digne de ce nom, j’ai nommé la fameuse pièce montée chantilly bien entendu ! De ma jeune vie je n’avais jamais vu pareil monument culinaire !
Mes yeux me dirent oui, mon estomac me cria non. Je gobai néanmoins un chou dont la crème bien fraiche me procura un instant de satisfaction bientôt remplacé par une légère nausée, je sentis que je suffoquai…que je haletai.
Je devais immédiatement prendre l’air sous peine de malaise imminent.
Je slalomai entre les assiettes remplies de toutes marques de cigarettes qui fusaient alors entre les tables, signe d’une époque révolue où un bon repas de mariage s’accompagnait indéniablement d’une clope en offrande.
J’échappai au moins à cela et pris une bouffée d’air dans le parking rempli de voitures de la noce. Les voitures étaient savamment décorées de fleurs en papier kraft multicolore dont j’avais participé à l’élaboration. Ouf…au moins ici point de nourriture en vue.
Après quelques minutes passées à l’extérieur, je réintégrai la salle reboostée par l’air frais du dehors. L’ambiance était aux conversations bruyantes, aux éclats de rire et à des échos de chansons démodées. On m’entraina tout à coup dans une farandole où une brioche énorme en forme de cœurs vendéens entrelacés était mise à l’honneur et dansant avec nous, juchée sur un grand support de bois avec poignée. Voilà, je ne pouvais échapper à cette journée gargantuesque où jamais de ma vie je n’avais vu autant de déferlement de nourriture. J’espérais juste que cette journée m’enseignât la modération de mon appétence pour l’alcool et les mets…
Crédit photo : https://www.pinterest.com/pin/480759328966508694/
Catherine Zins, juin 2020
Afabulachaise
Du coup je me suis embarquée clandestinement dans un cargo en partance pour les îles déguisée en strapontin quelconque. J’ai traversé toutes les mers et parcouru toutes les chaises à porteur… Mais comme j’étais chaise percée, je n’avais plus un rond en poche, j’ai dû me poser et proposer mes services en tant que chauffeuse pour un vieux clic-clac un peu bancal. Un soir, allongée en fauteuil relax sur la plage, m’est apparu, la toile bombée par le vent, le transat de mes rêves ! J’en ai perdu quelques clous, touchée par la flèche de capiton. Je me suis fait duchesse telle une princesse alanguie, j’ai joué de mes charmes sous mes plus belles tapisseries, j’ai sorti le grand jeu et je l’ai piqueté dans ma chaise cabriolet. Il n’a pas pu résister, je l’ai eu à la bascule ! Nous avons joué des ressorts toutes les nuits, c’était un galon de première ! Malheureusement, après m’avoir envoyé un accoudoir de trop, j’ai quitté cette relation dés empaillée et suis revenue à ma balancelle d’origine. Le coeur gros, je me suis garnie comme jamais et je suis devenue une grosse pouf esseulée. Heureusement, ma voisine d’assise, une chaise Parisienne très élégante, m’a emmenée aux Fauteuils Bergères. C’est ainsi que je suis tombée complètement rembourrée sur un tabouret de bar charmant qui sirotait un vodka-sofa. Nous sommes partis en ronds de chaise jusqu’à la banquette d’Or. Depuis nous coulons des jours heureux blottis l’un contre l’autre en dormeuse. Il est mon beau confident, nous nous ameublons à merveille.
Catherine Zins, mai 2020
Envie d’ailleurs
J’aime la Provence. Ma Provence.
La Provence de Marcel Pagnol avec son accent et ses cigales.
La Provence de Cézanne avec sa Sainte Victoire et ses joueurs de cartes. Aix-en-Provence et son Cours Mirabeau qui grouille de touristes l’été, d’étudiants l’hiver.
Les calissons du Roy René qui fondent dans la bouche.
Les melons de Cavaillons si sucrés.
J’aime le ciel bleu si pur, dont les nuages ont été chassés par le mistral. Le soleil si intense qu’il oblige à garder les volets fermés durant la journée. Les soirées chargées de la chaleur accumulée, que l’on agrémente d’un petit vin rosé et de quelques olives salées.
J’aime rouler sur les routes désertes qui serpentent dans les collines, longer les champs de lavande, m’arrêter à l’ombre des pins, marcher dans la garrigue et ramasser du thym.
J’aime descendre jusqu’à Cassis, rejoindre les calanques, crapahuter sur les chemins empierrés et me rafraîchir dans les eaux de la Méditerranée.
J’aime les marchés animés, leurs étals colorés et leurs odeurs chargées.
J’aime me laisser tenter par un bout de fougasse, un morceau de fromage, une rondelle de saucisson et revenir le panier plein de ces trésors à partager.
J’aime y retrouver mes repères. Constater que le café Le Festival, où adolescente je donnais rendez- vous à mon amoureux, est toujours là, que le vendeur de pizza Capri a toujours boutique ouverte et embaume la rue Espariat de ses senteurs alléchantes.
J’aime y retrouver ma famille, mes amis, mes souvenirs.
Provençale j’étais, provençale je suis, provençale je resterai.
Sophie Malac, mai 2020
Une chambre d’enfant
Une chambre d’enfant. Plutôt bien rangée. A priori une chambre de garçon : un poster de foot au mur, une couette « Fier d’être Bleus ». Une commode. Rouge. Une table à taille d’enfant. Bleue. Remplie de constructions en Lego qui reproduisent tous les mondes imaginaires dans lesquels les enfants ont l’habitude de s’immerger. Un dinosaure en mousse de 40 centimètres de hauteur. Un mini-fauteuil. Confortable. Une caisse de Playmobils. Les chevaliers côtoient les princesses. Des animaux de toutes espèces se mélangent : chevaux, vaches, cochons, dinosaures, crocodiles… il faut de tout pour faire un monde !
Un bureau. Qui ne doit pas vraiment remplir sa fonction première puisqu’il est parsemé d’objets hétéroclites qui semblent avoir été glanés au fil des ans : un caillou, une lampe de poche, quelques pièces de monnaie, un baume à lèvres. Et tout un tas de « trucs » improbables. À côté du lit, une pile de livres. Sur le haut de la pile, un tome de « La Cabane magique » et son marque-page. Une étagère où s’accumulent des jeux de société, des puzzles, des jeux de construction. Et enfin, un sac en toile rempli de locomotives, de wagons et de rails : à la manière de Prévert, il suffirait de les assembler pour s’échapper de cette pièce confinée et partir faire le tour de la Terre dans un wagon doré…
Sophie Malac, avril 2020
Si Antoinette revenait
Voici Antoinette, ma grand-mère paternelle, prise en photo devant chez elle, le 25 septembre 1964 à l’âge de 66 ans, un chapeau de paille sur la tête.
Si Antoinette revenait, elle croquerait la vie à pleines dents j’en suis sûre. Je n’ai fait que croiser sa vie car à peine née depuis quatre ans, je l’ai simplement sentie s’envoler sans m’en apercevoir. Mais les récits de mon père et de ses trois sœurs ont enrichi mes souvenirs, ont nourri ma passion pour cette famille pleine de joie et d’entrain.
Si Antoinette revenait, elle habiterait très probablement toujours en Corrèze, dans le petit village où elle avait vécu la plus grande partie de sa vie, dans sa demeure, avec son café et son épicerie, et la grange en face, où elle organisait ses bals du samedi soir. Ah ces bals « chez la Toinette », les jeunes du village plus tout jeunes s’en souviennent encore. Il paraît même qu’on venait de beaucoup plus loin, de Tulle et même de Brive. La salle ne désemplissait pas. On y montait par un escalier assez raide, on y dansait, on y buvait des canons, on y mangeait des sandwichs aux saucisses au vin blanc, création d’Antoinette, qui finalement avait inventé le hot dog avant l’heure. Et le plus important aux dires desdits « jeunes », les jeunes filles y venaient sans chaperon, contrairement aux bals des villages alentours qui avaient lieu le dimanche après-midi ! On y vit même les célèbres accordéonistes Marcel Vialle et Jean Ségurel jouer quelques valses et autres marches à certaines dates.
Si Antoinette revenait, elle trouverait les lieux changés : le puits du village du milieu de la route ? Disparu. Sa maison ? Restaurée. Les pompes à essence ? Volatilisées. Son potager et son pré ? Transformés en parc. Son beau tilleul tout près de la maison ? Enfui. Sa grange ? Rénovée. Et celle du voisin ? Effacée…
Si Antoinette revenait, elle verrait débouler tous les étés la joyeuse bande de ses descendants. De Nantes, de Paris, de Limoges, de Bordeaux et même de Moscou ils surgiraient telle une marée d’amour, l’entourant de leurs bras aimants et l’embrasseraient à la faire presque tomber. Elle leur aurait préparé une blanquette de veau, probablement accompagnée de pommes de terre « à la blau blau »*, le tout servi dans ses assiettes fleuries en faïence. Le pain aurait été cuit dans le four à pain de la grange.
Si Antoinette revenait, elle trônerait, au bout de la grande table à rallonges dépliée entièrement pour l’occasion, son fils et ses filles près d’elle – tous seraient vivants encore – puis ses beaux-enfants – j’aime beaucoup ce terme, c’est tellement mieux que bru ou gendre — et enfin ses petits-enfants et ses arrières, tout au bout, avec Valentine et Antonin, les petits derniers, Antonin, Antoinette…
Si Antoinette revenait, à la fin du repas on chanterait, comme d’habitude. Son fils, qui était parti monter sa chance à Paris et avait même fait un disque – mais c’est une autre histoire — chanterait « Fais du feu dans la cheminée », « Les feuilles mortes » et « Que serais-je sans toi », ses filles entonneraient des chansons de Piaf ou « Les roses blanches », de leurs voix chevrotantes qui nous faisaient tant rire petits.
Si Antoinette revenait, elle serait surprise de tout ce qu’elle nous a légué. Sa joie de vivre, son sens de la famille, sa force de caractère, sa volonté, son courage et ce petit bout de terre, à l’entrée d’un tout petit village, dans un joli coin de France, elle qui vit en nous tous, pour toujours.
*à la va-vite
Valérie Chèze, juin 2020
Oui, je prends rendez-vous car je veux en savoir un peu plus
Une première rencontre en visioconférence pour faire connaissance
et évaluer vos besoins.
Le temps d’un clic et j’écris pour vous !