Le mois d’août était enfin arrivé, avec ses promesses de vacances et de farniente. Et dans la famille Clavel, il signifiait le grand départ pour leur maison de famille de l’île de Ré. Bertrand, Isabelle, leurs trois enfants et Marthe, la maman d’Isabelle, s’y rendaient chaque été, invariablement, les trois premières semaines d’août. Ils quittaient la capitale surchauffée et leurs appartements étroits pour l’air marin, les roses trémières et une bâtisse immense.
Marthe en avait hérité de ses parents, commerçants à La Rochelle, qui avaient investi dans l’île à la bonne époque, dans les années 70, quand les prix étaient bas. Ils avaient eu un coup de cœur pour cette maison, une charentaise construite dans le village de La Couarde, un peu à l’écart de la place de l’église et avec un grand jardin ceint de hauts murs. Depuis, des maisons avaient été construites tout autour et une piste cyclable avait vu le jour, qui passait derrière la maison. L’été on se serait presque cru place de l’Étoile à certaines heures : ils voyaient défiler des roues et des guidons que conduisaient souvent des imprudents qui piaffaient, ne s’arrêtaient pas aux stops, qui klaxonnaient à tout va et cela avait le don d’énerver Bertrand, qui les entendait depuis sa chaise longue à l’heure de sa sacrosainte sieste, juste après le déjeuner. Cela ne dérangeait pas Marthe qui était subitement devenue sourde à la suite d’un problème vasculaire.
Pour le moment la sieste était bien loin, ils venaient juste de passer le péage de Saint Arnoult. Ils étaient partis de très bonne heure comme à l’accoutumée. Bertrand avait chargé les valises dans le Renault Espace familial, Isabelle avait vidé le frigidaire et rempli la glaciaire et en moins d’un quart d’heure tout le monde était en voiture, la belle-mère compris ! Bertrand aimait beaucoup sa belle-mère, une jeune retraitée toujours tirée à quatre épingles perchée sur des talons — et cela ne le dérangeait pas de passer tous les étés en sa compagnie. Il faut dire que c’était quand même grâce à elle qu’il avait le loisir de profiter de l’île à moindres frais, quand ses copains dépensaient des fortunes en locations ou en hôtels.
Un peu plus tard, alors qu’ils roulaient à une allure de croisière, au sud d’Orléans, Bertrand vit un peu trop tard le bouchon se former devant lui – il aurait dû le savoir, à cet endroit l’autoroute se séparait, l’une allant vers Limoges et Toulouse et l’autre vers Tours et Bordeaux – et il freina brusquement. La voiture stoppa dans un crissement de pneus, le vanity de Madame, en équilibre au sommet du coffre, vola dans l’habitacle, les enfants râlèrent, surpris de cette secousse sous leurs casques, Marthe se cramponna au siège du conducteur et Isabelle, ah Isabelle, elle hurla :
- Mais Bertrand, tu as failli nous tuer ! Non mais ça va pas ? Tu le sais que ça bouchonne toujours à cet endroit ! Non mais vraiment quelle inconscience, avec des enfants en plus, non mais… j’aurais dû prendre le volant, je le savais, non mais je le savais !!!!!! Tu es un danger public !!!
Ses cheveux semblaient voler en tous sens, elle avait les traits crispés et son air méchant, elle n’arrêtait pas de tempêter. Quand elle était comme cela, rien ne semblait pouvoir l’arrêter, sauf Bertrand. Sans prévenir il sortit à la prochaine aire, se gara et gardant son calme la regarda et lui dit :
- Tu vas t’arrêter oui ? C’est la dernière fois. Si les vacances commencent comme cela, je rentre à Paris. Donc, ou tu te calmes immédiatement, ou je vous laisse en plan. Je trouverai très facilement quelqu’un pour me prendre en autostop. Tu m’as bien compris ?
Isabelle regardait droit devant elle, les yeux embués. Elle faisait tout pour que sa mère ne remarque rien – heureusement elle n’entendait rien. Elle acquiesça et se tut.
Bertrand prit la bretelle de sortie et ils s’engagèrent sur l’autoroute. En débrayant, il sentit une résistance. Bizarre… Il essaya de deviner ce dont il s’agissait mais sans succès. Quand il eut atteint une allure stable, il baissa les yeux et ce qu’il vit à ses pieds le stupéfia ! Sur le tapis de sol, gisait, allongé sur le côté, blanc et irisé, un escarpin. Aussitôt il sentit une chaleur monter, partant de son ventre, traversant sa poitrine et montant qu’aux tempes. Il se sentit mal, essaya tant bien que mal de le cacher – mais après tout Isabelle pourrait mettre cela sur le compte de leur dispute. Il essaya de se concentrer sur la route. Cet escarpin, la première fois qu’il l’avait vu, c’était aux pieds d’une belle jeune femme, à son dernier séminaire…
Il avait toujours eu un faible pour les jambes des femmes et c’était ce qu’il regardait en premier chez elles. Depuis toujours. Isabelle l’avait séduit en Corse, dans un bal de village, quand il l’avait vue au milieu des danseurs, virevoltant, gracile dans sa robe de coton fleuri, perchée sur des nu-pieds aux talons vertigineux. Ce sont ses jambes galbées et bronzées qu’il avait vues en premier, puis son regard était remonté jusqu’à ses hanches fines, son décolleté, sa nuque et enfin son visage. Elle riait aux éclats, les cheveux attachés en un chignon bas. Son partenaire, un garçon fluet et rieur, l’entrainait sur un air de valse. Bertrand était médusé, au bord de la piste. Quand la musique s’arrêta brusquement, il comprit qu’il s’agissait d’un quart d’heure américain. Isabelle, sentant qu’on la regardait, le vit et s’avança gaiment vers lui, l’entrainant sur la piste. Ils ne s’étaient plus quittés depuis… Vingt ans avaient passé. Ils s’étaient mariés, avaient eu trois enfants, la vie avait suivi son cours, menant de front leurs carrières respectives et leur vie de famille, elle infirmière et lui chef de service export d’une grande société. Bertrand avait toujours été un homme fidèle, jusqu’à ce soir de mai dernier. Il aimait toujours Isabelle mais la routine avait eu raison de son désir, qui s’était émoussé petit à petit. Isabelle devenait de plus en plus aigrie. Au travail elle visait un poste qu’on ne lui confiait pas et l’éducation des enfants lui pesait. Et voilà maintenant qu’elle devenait hystérique pour un malheureux coup de frein.
Cet escarpin… il allait devoir s’en séparer ! Mais comment ? Il se souvint de la première fois qu’il l’avait vu. Le soir du séminaire, ils étaient tous allés à la Coupole pour un dîner bien arrosé. En sortant dans l’air frais de cette soirée de printemps, il avait passé un long moment à discuter avec Ada, une jeune femme nouvellement en charge des achats chez son client mexicain. Ada avait beaucoup bu. Il l’avait raccompagnée à son hôtel dans sa voiture, l’installant allongée à l’arrière, tant elle était incontrôlable à cause de l’alcool. Et quand il l’avait portée jusqu’à sa chambre, il avait fait l’erreur d’y rester. Isabelle était de garde ce soir-là, la voie était libre. Pour la première fois de sa vie conjugale, il avait dérapé. Il ne saurait jamais pourquoi. Était-ce l’alcool, le besoin de sortir de sa routine, l’exotisme de cette jeune femme à l’accent chantant ?
Ce satané escarpin, comment allait-il s’en débarrasser ? Il réfléchit, enfilant les kilomètres dans un silence glacial. Isabelle ne pipait mot, les enfants étaient toujours sous leurs casques et devant leurs tablettes et Marthe devait certainement dormir. Il ne pouvait absolument pas ouvrir la fenêtre et la balancer, Isabelle le verrait forcément. Bientôt ils arriveraient à Tours. Il se dit qu’au prochain péage, il la prendrait discrètement, puis la jetterait entre le retrait de sa carte bancaire et la prise du ticket. Oui c’était le mieux. Réussir à attraper cette satanée chaussure d’abord. Il fit mine de se gratter la cheville, fourrageant le sol pour atteindre l’escarpin. Il réussit à attraper le talon quand Isabelle hurla de nouveau. Il venait de faire une embardée et un camion lui klaxonna violemment. Il braqua pour se remettre dans l’axe de la voie, la chaussure d’une main, n’écoutant pas les vociférations de sa femme :
- Là j’en ai plus qu’assez, tu deviens vraiment dangereux ! Arrête-toi à la prochaine aire et je prends le volant ! J’en ai marre de ta conduite inconsciente. Et puis que fais-tu cette chaussure à la main d’abord ?
Bertrand se cramponnait à son volant, tenant le talon de l’escarpin comme un enfant tient la queue du Mickey, sans vouloir la lâcher à aucun prix. Il en avait oublié son objectif initial, celui de s’en séparer coûte que coûte. Isabelle poursuivait ses reproches, de plus en plus fort et il ne tint plus.
- Tu sais quoi ? Eh bien moi aussi j’en ai marre ! Et tu sais quoi ? Cette chaussure, c’est une jeune et jolie jeune femme qui l’a oubliée dans la voiture, voilà !
- Une quoi ?
- Une douce et gentille jeune femme qui ne passe pas son temps à hurler elle au moins !
- Mais comment ça ?
Isabelle sembla s’étrangler. De rouge elle vira au blanc et aucun son ne put sortir de sa bouche. Elle se tourna vers l’arrière de la voiture. Les enfants étaient toujours concentrés sur leurs écrans, ils n’avaient apparemment rien entendu, c’était déjà ça.
- Tu l’as rencontrée où ? Ça s’est passé quand ? Qu’est-ce qu’elle a de plus que moi ?
- Isabelle tu m’étouffes !
- Mais comment as-tu pu me faire ça ?
Bertrand semblait exaspéré. Il n’eut pas le temps de lui répondre car à ce moment-là, le plus jeune des enfants demanda un arrêt pipi. Bertrand conduisait, les sourcils froncés derrière ses Ray-Ban, Isabelle sanglotait en silence. Quand ils s’arrêtèrent enfin au bout d’un temps qui leur parut interminable, tous sortirent. C’est alors qu’on entendit la voix de Marthe :
- Je ne comprends pas je ne retrouve plus ma chaussure.
Valérie Chèze, août 2020
Premier prix de nouvelles du Concours Juliette Astier-Cestion
Prix littéraire de la ville de Montélimar — Palmarès 2021
Oui, je prends rendez-vous car je veux en savoir un peu plus
Une première rencontre en visioconférence pour faire connaissance
et évaluer vos besoins.
Le temps d’un clic et j’écris pour vous !