Et pourtant, quand je repense à ce temps-là, c’est le pétale coloré et délicat d’un chrysanthème qui me vient à l’esprit. Son origine vient du grec et signifie « fleur d’or ». C’est pour cela que cette fleur m’inspire de la gaité et j’en achète d’ailleurs un grand pot chaque année pour orner ma terrasse, en souvenir.
Les festivités commençaient quelques jours avant, au tout début des premières vacances scolaires de l’année. Nous avions quitté notre appartement pour la maison de campagne familiale et, les jours devenant plus courts et les nuits plus fraiches, mes parents faisaient des feux dans la grande cheminée de la salle du rez-de-chaussée. Cette maison, qui avait longtemps abrité un café et une épicerie, avait accueilli jadis des tablées de gais lurons et j’aime à penser que ses murs gardaient en mémoire leurs rires et leurs histoires.
Quelques jours auparavant, nous allions choisir les pots de chrysanthèmes pour les apporter sur les tombes de six villages : Les Plats, Lagraulière, Saint-Clément, Seilhac, Chamboulive et Saint-Jal. Nous ne nous y rendions bien entendu pas le même jour. J’accompagnais ma grand-mère maternelle à Chamboulive et Saint-Jal la veille ou l’avant-veille de Toussaint. Souvent la journée était belle et quand nous poussions doucement la grille grinçante du petit cimetière, une explosion de couleurs nous sautait au visage. Les tombes et les caveaux, d’ordinaire petites surfaces grises ou roses, flamboyaient ce jour-là de centaines de fleurs aux couleurs vives. Des rouges lumineux, des jaunes éclatants, des blancs neigeux, des bruns mordorés avaient peuplé le lieu. Quand pour certains les chrysanthèmes étaient synonymes de deuil, de perte et de tristesse, pour nous, ces petites fleurs si variées, boules rondes ou bien fines étoiles, évoquaient gaîté, retrouvailles et rires d’enfance.
Tout en disposant les pots de fleurs, ma grand-mère me racontait l’histoire de sa famille. Je me souviens du beau caveau de marbre de son mari et de la tombe de ses arrière-grands-parents, un simple muret rectangulaire et des gravillons au milieu, qu’elle était la seule à fleurir me semble-t-il. Un peu plus loin, une jeune femme me regardait dans son médaillon. « La pauvre, elle est morte en couche ». Nous déambulions dans les allées qui commençaient à se fleurir peu à peu et j’entendais les mêmes histoires que l’année précédente, mais cela ne me gênait pas. Cette promenade dans ces deux villages me faisait l’effet d’un avant-goût d’une autre tournée, beaucoup plus magistrale celle-ci, la tournée des cimetières les jours de Toussaint avec mes parents, mes tantes et mes cousins.
Chaque premier novembre, mes parents recevaient les sœurs de mon père, leurs maris et leurs enfants. Mon père avait hérité de la maison familiale et cela permettait ainsi à tous de se voir et d’aller fleurir les tombes en même temps.
Après un copieux et joyeux repas de famille, nous abandonnions mes oncles à leur traditionnelle sieste et promenade. Nous nous répartissions dans les voitures et prenions la route pour une tournée chaque fois mémorable de quatre villages. Ce moment, mes cousins et moi l’attendions tous !
À chaque cimetière, le même cérémonial : les parkings si déserts le reste de l’année voyaient surgir des dizaines de personnes, portant des pots et s’apostrophant. Des groupes se formaient, on prenait des nouvelles des anciens et de la famille en général. « C’est ta fille Jeannot ? Ah mais qu’elle a grandi ! Et elle a le sourire des Chèze ! ». Nous aimions beaucoup écouter les adultes discuter. Nos parents commençaient à papoter avant même d’entrer dans le cimetière et quand ils se remémoraient des moments de leur jeunesse, nous étions tout ouïe. Ils nous étonnaient, avec leur humour un peu moqueur, et les voir comme cela nous enchantait. Une des premières années nous avions rencontré une cousine lointaine, Marthe. Elle avait une fille avec des yeux bleus si clairs et si translucides qu’ils en étaient inquiétants. Elle nous avait fait un peu peur la première fois mais les années suivantes nous espérions la revoir ! Et quand mon père croisait une amie de jeunesse et que son œil commençait à pétiller en la revoyant, à peine avait-elle le dos tourné que je le questionnais : « alors, tu as fleurté avec elle ? ». Il partait d’un éclat de rire en me répondant par l’affirmative ou la négative, selon les amies !
Nous entrions ensuite dans le cimetière, nos pas crissant sur les graviers. Plus jeunes nous courions entre les tombes et plus tard, sur le chemin menant aux caveaux familiaux, nous jouions à lire les noms sur les plaques de gens que nous n’avions jamais connus, dont « les dates étaient si reculées qu’elles auraient tout aussi bien avoir pu ne jamais exister » comme me l’a dernièrement rappelé un de mes cousins. Nous commentions un prénom, l’âge d’un décès, un visage… Nous comparions les tombes, devisions devant les chapelles, ces véritables petites maisons que les familles bourgeoises se faisaient ériger. Elles étaient de plein pied, avec portes et fenêtres, voire ferronneries d’art. Souvent la petite fenêtre du fond était un joli vitrail et une croix ornait le fronton au-dessus de la porte. Nous tentions de regarder l’intérieur de certaines dont les portes étaient ajourées.
Quand nos parents avaient terminé leur visite et fini de discuter, ce qui pouvait durer un certain temps, nous repartions pour un autre cimetière dans un autre village et tout recommençait. Nous ne nous en lassions pas.
Nous en reparlons maintenant avec nostalgie. Chaque fois nos rires reprennent comme si c’était hier. Finalement l’intérêt de cette tournée des cimetières se trouvait dans le rituel et dans l’insouciance de nos jeunes années.
Aujourd’hui le charme est rompu… Mon père et mes tantes sont tous partis, lui en premier, alors qu’il était le petit dernier, et ses trois sœurs la même année. Ce sont leurs tombes que nous fleurissons désormais. La magie et l’insouciance se sont perdues.
Valérie Chèze, juin 2020
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