Ils avaient embarqué dès l’aurore sur ce chalutier hors d’âge. Le bateau avait quitté la rade de Roscoff et atteint la haute mer en quelques nœuds, son moteur toujours au sommet de sa puissance. Il avait été repeint de frais l’été dernier et ses lignes rouges et vertes tranchaient sur le bleu ardoise de l’Atlantique. Il frayait, créant son sillage dans les eaux glaciales de ce matin de janvier. De loin on aurait presque dit un oiseau, au corps coloré et coiffé d’une petite pointe de jaune. La grande bleue chapeautée d’un ciel de traîne, immense, mouvante et ce jour-là, inquiétante. Des vagues en pagaille, toutes plus hautes les unes que les autres, une écume toujours plus épaisse. Des vagues qui auraient pu vous engloutir à chaque creux, des vagues qui avaient dû naître vaguelettes mais qui s’étaient transformées en des danseuses qui formaient un ballet orchestré. En colonnes elles avançaient, toujours plus fortes, toujours plus téméraires. On aurait dit des jeunes filles poussées par une seule volonté, ballerines élevées à la dure, le regard sombre et déterminé, fières vengeresses.
Yann et Rozenn étaient des enfants du pays. Natifs de Carantec, ils s’étaient rencontrés sur les bancs de l’école communale puis suivis au collège. Il l’avait aperçue de loin, au fond de la cour, vêtue d’un imperméable rouge et son rire lui avait tout de suite plu. Entourée de filles de sa classe, elle les amusait, racontant il ne savait quelles histoires vraies ou inventées. Quand il s’était approché, elle avait planté son regard dans le sien et cet instant précis avait sonné le début d’une amitié sans faille, qui avait tout doucement évolué vers un attachement tel qu’ils avaient bien été obligés de reconnaitre qu’ils s’aimaient « de vrai amour » comme ils le disaient alors. Quarante ans plus tard, ils étaient toujours ensemble, désormais en charge d’une grande famille avec enfants et petits-enfants et d’une conserverie. Ils avaient connu des difficultés, avaient souvent cru devoir mettre la clef sous la porte et s’en étaient toujours sortis, mus par une détermination toute bretonne. Ensemble ils avaient fait front et ils dirigeaient maintenant une entreprise de quinze personnes. Ils avaient de moins en moins le temps de prendre la mer ensemble et avaient pris pour habitude de s’offrir une sortie tous les deux, à chacun de leurs anniversaires. C’étaient leurs moments. Et celui-ci revêtait un caractère tout particulier.
Rozenn était née le 20 janvier et sa seule passion avait toujours été la mer. Elle aurait beaucoup aimé devenir marin pêcheur mais dans sa famille on avait toujours pensé que ce n’était pas un métier convenable pour une femme. Elle n’avait jamais eu assez de courage ni de culot pour contrer ses parents et elle avait fini par rester à quai. Elle voyageait en regardant les poissons qu’elle préparait, toute jeune déjà dans la conserverie où elle avait fait ses classes. Quand elle avait épousé Yann, qui voulait avoir son affaire à lui, elle l’avait tout naturellement suivi. Ils n’avaient eu ni les moyens ni le temps de s’offrir des voyages et l’une des rares virées qu’ils s’octroyaient étaient ces sorties en mer.
Rozenn venait d’avoir soixante ans. Quelques rides étaient apparues aux coins des yeux mais elle n’avait pas perdu de sa superbe et de ce charme qui avait séduit son mari. Ses cheveux mi-longs, blonds et teintés de gris, voletaient au vent. Elle aurait aimé s’adosser au bastingage comme elle le faisait d’habitude mais aujourd’hui elle tenait la barre, regardant la mer, le sourire ailleurs. Vêtue d’un ciré d’un jaune qui avait dû être vif au départ et qui était devenu plus terne, campagne après campagne, le cabillaud ne s’embarrassant pas de garder les tenues des pêcheurs dans leur aspect originel. La ligne d’horizon se reflétait dans le bleu azur de ses yeux. Elle semblait pensive quand soudain une ombre voila son regard. Aucun nuage noir à l’horizon pourtant. Il lui sembla sentir le souffle de Yann dans son cou. Son imagination lui jouait des tours, il n’était pas à sa hauteur. Un rictus imperceptible orna sa bouche mais elle se ressaisit et se concentra sur sa conduite. Elle savait où elle voulait aller et filait vers le large. Elle aurait pu se croire seule, le silence troublé par la seule musique des flots comme un acquiescement muet.
Yann avait toujours été taiseux tandis que Rozenn était plus volubile, parlant sans discontinuer, de tout, de rien. Cette énergie le faisait rire tandis qu’il pesait ses mots et que chaque parole était pensée, réfléchie, énoncée lentement, ses mots choisis, comme dégustés syllabe après syllabe qu’il prononçait. Toujours coiffé d’une casquette bleue, le visage ridé par les années passées à traquer le poisson des nuits entières, il ressemblait à un vieux loup de mer. Pourtant, sous ses airs bourrus, il était d’une tendresse infinie, ce qui en aurait surpris plus d’un si Rozenn avait osé raconter leur vie intime. Toutes ces années les avaient vus mûrir beaucoup, vieillir un peu et pourtant leur amour ne s’était jamais émoussé. Ces deux-là étaient faits l’un pour l’autre, comme le pensaient les gens qui les croisaient. Les échanges de regards tendres, les petites attentions. C’était si rare de nos jours. Et les silences. Oui les silences complices, les silences de ces moments de bien-être qu’il aurait été fou de briser de paroles stériles. Rozenn aimait regarder son mari, lui prendre la main, sentir la chaleur de ses doigts, l’embrasser sur la nuque, fourrager ses doigts dans ses cheveux. Elle aimait le humer, le sentir, le renifler. Un doux mélange d’après rasage et d’embruns qui n’appartenait qu’à lui. Elle aimait plonger ses yeux dans les siens et le fixer jusqu’à ce qu’une marée de larmes monte, doucement. Elle aimait l’embrasser. Il lui faisait souvent remarquer qu’elle était bien trop sensible, même s’il était en réalité touché par cet amour profond. Bien sûr son corps avait changé avec les années et s’était alourdi mais il aimait toujours autant lui faire l’amour. Ce corps qui avait donné naissance à leurs enfants, ce corps, il lui semblait qu’il lui avait toujours entièrement appartenu. Sa peau n’avait en rien perdu de sa douceur et il aurait pu passer des heures à faire danser la paume de sa main sur ses pleins et ses déliés.
Rozenn frissonna en pensant à leur dernière nuit d’amour. En réalité depuis quelques temps ils s’enlaçaient comme si chaque fois allait être l’ultime. Elle sentit qu’elle allait se mettre à pleurer et elle se dit qu’il était temps. Yann ne la contredirait pas. Ils étaient arrivés assez loin de la côte. Ils seraient tranquilles avec personne pour les voir. Elle arrêta le moteur, recula d’un pas en faisant attention de ne pas tomber avec le creux des vagues qui devenaient de plus en plus hautes et se mit à parler.
- C’est bien là, non mon chéri ?
- C’est parfait, tu es parfaite comme toujours.
Rozenn sursauta comme si cette voix la surprenait. Elle s’était en effet crue seule depuis tout à l’heure.
- C’est le moment maintenant. Embrasse-moi encore une fois, répondit-elle, alors la mer cessera de monter.
C’est alors qu’elle souleva une boite en granit bleue. Les yeux embués, tout doucement, elle en ouvrit le couvercle et la renversa par-dessus les flots. Dès que le nuage gris atteignit l’écume et se fondit dans les profondeurs, la mer se calma comme instantanément. Rozenn se sentit étrangement soulagée. Elle avait fait ce qu’il lui avait demandée. Elle l’avait rendu à cet océan qu’il aimait tant.
Valérie Chèze, mars 2023
Nouvelle pour le concours de nouvelles 2023 de la Foire du livre de Naves en Corrèze
Retenue et publiée dans le recueil Pour que la mer reste étale…
Oui, je prends rendez-vous car je veux en savoir un peu plus
Une première rencontre en visioconférence pour faire connaissance
et évaluer vos besoins.
Le temps d’un clic et j’écris pour vous !