Embrasse-moi encore une fois

Voici une nouvelle écrite suite à un appel à concours organisé lors de la Foire du livre de Naves en Corrèze du 5 mars 2023 et choisie pour faire partie du recueil Pour que la mer reste étale... Il y avait une contrainte : placer la phrase “embrasse-moi encore une fois, répondit-elle, alors la mer cessera de monter”.

Ils avaient embar­qué dès l’aurore sur ce cha­lu­ti­er hors d’âge. Le bateau avait quit­té la rade de Roscoff et atteint la haute mer en quelques nœuds, son moteur tou­jours au som­met de sa puis­sance. Il avait été repeint de frais l’été dernier et ses lignes rouges et vertes tran­chaient sur le bleu ardoise de l’Atlantique. Il frayait, créant son sil­lage dans les eaux glaciales de ce matin de jan­vi­er. De loin on aurait presque dit un oiseau, au corps col­oré et coif­fé d’une petite pointe de jaune. La grande bleue cha­peautée d’un ciel de traîne, immense, mou­vante et ce jour-là, inquié­tante. Des vagues en pagaille, toutes plus hautes les unes que les autres, une écume tou­jours plus épaisse. Des vagues qui auraient pu vous engloutir à chaque creux, des vagues qui avaient dû naître vaguelettes mais qui s’étaient trans­for­mées en des danseuses qui for­maient un bal­let orchestré. En colonnes elles avançaient, tou­jours plus fortes, tou­jours plus téméraires. On aurait dit des jeunes filles poussées par une seule volon­té, bal­ler­ines élevées à la dure, le regard som­bre et déter­miné, fières vengeresses.

            Yann et Rozenn étaient des enfants du pays. Nat­ifs de Caran­tec, ils s’étaient ren­con­trés sur les bancs de l’école com­mu­nale puis suiv­is au col­lège. Il l’avait aperçue de loin, au fond de la cour, vêtue d’un imper­méable rouge et son rire lui avait tout de suite plu. Entourée de filles de sa classe, elle les amu­sait, racon­tant il ne savait quelles his­toires vraies ou inven­tées. Quand il s’était approché, elle avait plan­té son regard dans le sien et cet instant pré­cis avait son­né le début d’une ami­tié sans faille, qui avait tout douce­ment évolué vers un attache­ment tel qu’ils avaient bien été oblig­és de recon­naitre qu’ils s’aimaient « de vrai amour » comme ils le dis­aient alors. Quar­ante ans plus tard, ils étaient tou­jours ensem­ble, désor­mais en charge d’une grande famille avec enfants et petits-enfants et d’une con­server­ie. Ils avaient con­nu des dif­fi­cultés, avaient sou­vent cru devoir met­tre la clef sous la porte et s’en étaient tou­jours sor­tis, mus par une déter­mi­na­tion toute bre­tonne. Ensem­ble ils avaient fait front et ils dirigeaient main­tenant une entre­prise de quinze per­son­nes. Ils avaient de moins en moins le temps de pren­dre la mer ensem­ble et avaient pris pour habi­tude de s’offrir une sor­tie tous les deux, à cha­cun de leurs anniver­saires. C’étaient leurs moments. Et celui-ci revê­tait un car­ac­tère tout particulier.

            Rozenn était née le 20 jan­vi­er et sa seule pas­sion avait tou­jours été la mer. Elle aurait beau­coup aimé devenir marin pêcheur mais dans sa famille on avait tou­jours pen­sé que ce n’était pas un méti­er con­ven­able pour une femme. Elle n’avait jamais eu assez de courage ni de culot pour con­tr­er ses par­ents et elle avait fini par rester à quai. Elle voy­ageait en regar­dant les pois­sons qu’elle pré­parait, toute jeune déjà dans la con­server­ie où elle avait fait ses class­es. Quand elle avait épousé Yann, qui voulait avoir son affaire à lui, elle l’avait tout naturelle­ment suivi. Ils n’avaient eu ni les moyens ni le temps de s’offrir des voy­ages et l’une des rares virées qu’ils s’octroyaient étaient ces sor­ties en mer.

            Rozenn venait d’avoir soix­ante ans. Quelques rides étaient apparues aux coins des yeux mais elle n’avait pas per­du de sa superbe et de ce charme qui avait séduit son mari. Ses cheveux mi-longs, blonds et tein­tés de gris, vole­taient au vent. Elle aurait aimé s’adosser au bastin­gage comme elle le fai­sait d’habitude mais aujourd’hui elle tenait la barre, regar­dant la mer, le sourire ailleurs. Vêtue d’un ciré d’un jaune qui avait dû être vif au départ et qui était devenu plus terne, cam­pagne après cam­pagne, le cabil­laud ne s’embarrassant pas de garder les tenues des pêcheurs dans leur aspect orig­inel. La ligne d’horizon se reflé­tait dans le bleu azur de ses yeux. Elle sem­blait pen­sive quand soudain une ombre voila son regard. Aucun nuage noir à l’horizon pour­tant. Il lui sem­bla sen­tir le souf­fle de Yann dans son cou. Son imag­i­na­tion lui jouait des tours, il n’était pas à sa hau­teur. Un ric­tus imper­cep­ti­ble orna sa bouche mais elle se res­saisit et se con­cen­tra sur sa con­duite. Elle savait où elle voulait aller et filait vers le large. Elle aurait pu se croire seule, le silence trou­blé par la seule musique des flots comme un acqui­esce­ment muet.


Yann avait tou­jours été taiseux tan­dis que Rozenn était plus vol­u­bile, par­lant sans dis­con­tin­uer, de tout, de rien. Cette énergie le fai­sait rire tan­dis qu’il pesait ses mots et que chaque parole était pen­sée, réfléchie, énon­cée lente­ment, ses mots choi­sis, comme dégustés syl­labe après syl­labe qu’il prononçait. Tou­jours coif­fé d’une cas­quette bleue, le vis­age ridé par les années passées à tra­quer le pois­son des nuits entières, il ressem­blait à un vieux loup de mer. Pour­tant, sous ses airs bour­rus, il était d’une ten­dresse infinie, ce qui en aurait sur­pris plus d’un si Rozenn avait osé racon­ter leur vie intime. Toutes ces années les avaient vus mûrir beau­coup, vieil­lir un peu et pour­tant leur amour ne s’était jamais émoussé. Ces deux-là étaient faits l’un pour l’autre, comme le pen­saient les gens qui les croi­saient. Les échanges de regards ten­dres, les petites atten­tions. C’était si rare de nos jours. Et les silences. Oui les silences com­plices, les silences de ces moments de bien-être qu’il aurait été fou de bris­er de paroles stériles. Rozenn aimait regarder son mari, lui pren­dre la main, sen­tir la chaleur de ses doigts, l’embrasser sur la nuque, four­rager ses doigts dans ses cheveux. Elle aimait le humer, le sen­tir, le reni­fler. Un doux mélange d’après rasage et d’embruns qui n’appartenait qu’à lui. Elle aimait plonger ses yeux dans les siens et le fix­er jusqu’à ce qu’une marée de larmes monte, douce­ment. Elle aimait l’embrasser. Il lui fai­sait sou­vent remar­quer qu’elle était bien trop sen­si­ble, même s’il était en réal­ité touché par cet amour pro­fond. Bien sûr son corps avait changé avec les années et s’était alour­di mais il aimait tou­jours autant lui faire l’amour. Ce corps qui avait don­né nais­sance à leurs enfants, ce corps, il lui sem­blait qu’il lui avait tou­jours entière­ment appartenu. Sa peau n’avait en rien per­du de sa douceur et il aurait pu pass­er des heures à faire danser la paume de sa main sur ses pleins et ses déliés. 

            Rozenn fris­son­na en pen­sant à leur dernière nuit d’amour. En réal­ité depuis quelques temps ils s’enlaçaient comme si chaque fois allait être l’ultime. Elle sen­tit qu’elle allait se met­tre à pleur­er et elle se dit qu’il était temps. Yann ne la con­tredi­rait pas. Ils étaient arrivés assez loin de la côte. Ils seraient tran­quilles avec per­son­ne pour les voir. Elle arrê­ta le moteur, rec­u­la d’un pas en faisant atten­tion de ne pas tomber avec le creux des vagues qui deve­naient de plus en plus hautes et se mit à parler.

-       C’est bien là, non mon chéri ? 

-       C’est par­fait, tu es par­faite comme toujours. 

Rozenn sur­sauta comme si cette voix la sur­pre­nait. Elle s’était en effet crue seule depuis tout à l’heure. 

-       C’est le moment main­tenant. Embrasse-moi encore une fois, répon­dit-elle, alors la mer cessera de monter. 

C’est alors qu’elle soule­va une boite en gran­it bleue. Les yeux embués, tout douce­ment, elle en ouvrit le cou­ver­cle et la ren­ver­sa par-dessus les flots. Dès que le nuage gris atteignit l’écume et se fon­dit dans les pro­fondeurs, la mer se cal­ma comme instan­ta­né­ment. Rozenn se sen­tit étrange­ment soulagée. Elle avait fait ce qu’il lui avait demandée. Elle l’avait ren­du à cet océan qu’il aimait tant. 

Valérie Chèze, mars 2023

Nou­velle pour le con­cours de nou­velles 2023 de la Foire du livre de Naves en Corrèze

Retenue et pub­liée dans le recueil Pour que la mer reste étale… 

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