Je ne suis pas du tout sortie, je me sens bien dans ma maison, cette bâtisse qui a connu la révolution. Un mal venu de l’Est commence à atteindre nos frontières, les media tournent en boucle sur le sujet et la Russie confine les personnes venues des pays les plus touchés. Ce qui m’aurait à peine arrêtée un instant une décennie auparavant attire aujourd’hui toute mon attention. Je prends mon café au petit matin en regardant notre bois de hêtres et de châtaigniers. Tout est calme, le vent fait vibrer les fougères et quand mes yeux se portent sur nos bouleaux, la Russie se rappelle à moi. Notre maison de France est notre havre mais nous habitons à Moscou. Les messages affluent sur mon téléphone et l’idée me traverse que, peut-être, je ne devrais pas « rentrer ». Mon mari me laisse le choix. Ne pas rentrer ne fera que repousser le confinement de 14 jours qui nous attend, ne pas rentrer risque de priver les enfants d’école encore plus longtemps, ne pas rentrer signifie laisser seul mon mari. Or nous avons tout traversé ensemble depuis bientôt 30 ans, le meilleur comme le pire. Je réfléchis. Notre fille aînée étudie dans une ville du sud-ouest, elle est entourée et raisonnable. Ma mère est en sécurité à la campagne. Ma décision est prise : je serai avec lui, pour le meilleur et pour le pire, les enfants et moi rentrons. Faire un choix.
Monter dans le train, traverser l’aéroport désert et s’envoler. Parler à mon père et à Fantine mon bébé des étoiles, leur demander de nous protéger. Atterrir, revenir, rentrer et se dire que notre appartement va être notre seul horizon pendant ces quatorze jours. Etrange sensation. Rentrer en confinement. Je commence à me sentir déconfite justement. Réorganiser notre vie, établir un planning, se lever comme d’habitude, s’habiller, se maquiller, se parfumer, veiller à caler les enfants sur les devoirs en ligne et finalement avancer d’un an le don d’un portable à notre petit dernier. Veiller sur mes amies confinées elles aussi et prendre soin d’elles, leur envoyer des petits messages, nous organiser des apéritifs à distance, prendre des nouvelles de notre famille et de nos amis français, suivre les informations en Russie et en France, s’échanger des blagues – l’humour nous sauvera — se faire avoir par des fakes qui livrent parfois des messages sensés et rebondir sur des sources fiables, lire, enchaîner les séries sur Netflix, regarder C dans l’air, C à vous, rester humains tout simplement. Vivre notre vie comme avant mais dedans. Faire des choix.
Mercredi 18 mars, mon père aurait eu 85 ans, il serait dans sa campagne et me dirait de prendre soin de nous tous. La fin de l’après-midi survient et c’est l’heure du blues, l’heure où les nourrissons pleurent. Les messages de soutien affluent, c’est étrange ils viennent parfois de personnes que l’on croyait lointaines alors que certains proches se taisent. Ils ont fait leur choix semble-t-il. Bien sûr nous allons bien, nous ne sommes pas à l’hôpital. Notre force viendra de notre soutien mutuel et notre capacité à l’empathie, étymologiquement « souffrir avec », au sens de partager. Mes amis me manquent, voir du monde me manque, je pensais plutôt bien vivre ce confinement pourtant. Il est bientôt dix-neuf heures et c’est l’heure où l’angoisse me prend à la gorge. Je lis que des Français de Moscou font le choix de rentrer en France, au plus vite. Je me mets à pleurer. Surtout ne pas communiquer ma peur à mes amies elles-aussi confinées, ne pas communiquer ma peur à mes enfants. Rester forte. Mon mari me rassure, je me calme, je pense à mes amis qui sont seuls dans leur appartement. Je pense à ma grand-mère, aujourd’hui aveugle et confinée dans une maison de retraite à 106 ans. Elle avait tout perdu pendant la guerre, époux, maison. Elle avait laissé sa fille à la campagne pour rentrer finir de gérer les affaires courantes et était finalement revenue en parcourant la moitié de la France à pied. Elle aussi avait dû faire des choix.
Nos anciens ont vécu bien pire. Nous devons tenir et rester droits. Nous devons faire face et garder notre esprit vif. J’appelle mes amis médecins en France et leur message est clair : surtout ne pas bouger, rester dans notre appartement qui va nous protéger, prendre juste un peu l’air au sortir de notre confinement. Je songe à la Russie et à ses habitants qui ont vécu des périodes de chaos à plusieurs reprises et qui se sont toujours relevés. Certains pensent que l’on ne nous dit pas tout, que l’on ne sait pas le nombre de cas ici. Des mesures ont été prises par le Maire de la ville et l’obéissance exemplaire des Russes me rassure. Je vois bien que le boulevard reste vide malgré le soleil, je vois bien que des amis russes souhaitent un confinement plus sévère. Je décide de ne pas partir en France, de ne pas faire courir des risques inutiles à mes enfants et de rester aux côtés de mon mari. Nous sommes une famille, certes enfermés dans un appartement, mais nous en sortirons plus forts. Faire des choix.
Mercredi 1er avril. Après quatorze jours de confinement total puis une semaine d’auto confinement – tous beaux tous propres nous n’allions quand même pas risquer de l’attraper ce virus ! – nous revoici de nouveau en confinement. Le maire vient de demander aux Moscovites de rester chez eux, de ne sortir que pour les courses alimentaires dans le quartier ou promener son chien dans un rayon de 100 mètres – penser à nous munir d’un chien à notre prochaine expatriation, on ne sait jamais ! La ville est déserte et la neige est revenue. Les allées du parc le long de Tsvetnoy Boulevard sont immaculées. C’est presque magique. Presque, car le ciel est bas, les rues sont vides, le silence est assourdissant. Le temps semble s’être arrêté. Moscou, la ville qui ne dort jamais, s’est soudain mise sur pause. Pour combien de temps ? Cette situation inédite semble de plus en plus étrange et en même temps c’est très catastrophique pour nos entreprises.
Deux sentiments se mêlent. Je suis rassurée de voir que des dispositions clairvoyantes ont été prises et qu’enfin chacun va rester chez soi en attendant que la vague passe. Et je suis angoissée à l’idée de savoir que les liaisons aériennes sont coupées et qu’il me serait difficile de rentrer en cas de problème. J’appelle notre fille aînée et ma mère tous les jours. Je prie pour que ma grand-mère parvienne à son cent-sixième anniversaire à la fin du mois.
Ici les journées s’enchaînent et se ressemblent. Nous sommes très bien organisés, avec le salon transformé en co-working et nos enfants calés sur Teams. Mention spéciale aux enseignants qui ont dû changer leurs méthodes de travail en un temps record et qui se sont adaptés. Lors de quelques rares moments de blues, je rêve encore d’être rapatriée pour pouvoir réunir nos trois enfants sous le même toit mais très vite je me persuade que j’ai fait le bon choix.
Nous sommes tous dans le même navire, nous passons tous par les mêmes errements. Le plus difficile finalement, ce n’est pas de faire des choix mais c’est de se confronter à l’incertitude. Incertitude de l’avenir proche, incertitude de la situation sanitaire de la ville, incertitude de l’état dans lequel nous ressortirons de tout cela.
Mais sept ans de Russie m’ont aguerrie et je pense que cette histoire nous fera grandir. La planète nous envoie un message. Nous devons l’écouter et continuer à faire des choix, mais différents.
Valérie Chèze, mars 2020
Oui, je prends rendez-vous car je veux en savoir un peu plus
Une première rencontre en visioconférence pour faire connaissance
et évaluer vos besoins.
Le temps d’un clic et j’écris pour vous !