Depuis des années, Clothilde n’aimait plus son mari. Elle n’aurait jamais imaginé que la lassitude et le dégoût eurent un jour pris le dessus sur l’amour du début puis la tendresse des mois qui avaient suivi leur mariage. Les cinq premières années elle n’avait rien vu venir. Didier n’en était même pas conscient. Il l’avait séduite avec sa joie de vivre et sa bonne humeur, qui s’étaient étrangement étiolées avec le temps. Il était devenu morne, fade et n’avait plus goût à rien. Comptable dans une grande entreprise, il avait pris tous les travers d’un gratte-papier ordinaire et Clothilde le traitait régulièrement de rat de bureau. Lui auparavant si jovial et sportif était devenu chétif et pâlichon. Sa famille et ses amis ne le reconnaissaient plus et lui-même mettait ce changement sur le compte de sa surcharge de travail, en croissance exponentielle depuis toutes ces années. Toujours fatigué, il ne voulait pas sortir et encore moins voyager. Quant aux enfants il n’en désirait pas. Clothilde ne le reconnaissait plus. Elle avait le sentiment d’avoir été flouée. Si seulement il l’avait trompée avec une autre femme, c’eut été tellement plus simple ! Il était gentil pourtant et il ne lui avait jamais fait aucun mal, au contraire. Mais cette vie monotone n’avait jamais convenu à Clothilde. Elle qui était infirmière en réanimation à l’hôpital de la ville voisine, aimait bouger, voir du monde et aurait rêvé de continuer à partir à l’autre bout du monde. Depuis plusieurs années, les jours se succédaient aux jours, voiture, boulot, dodo et rien ne venait agrémenter cette monotonie. Clothilde n’avait jamais avoué à personne sa déception, sauf à sa meilleure amie Caroline. Elle lui avait confié ce que tous les autres étaient à cent lieues d’imaginer : le marasme de sa vie de couple et la sensation grandissante qu’elle avait de s’ankyloser, sans espoir de revivre un jour comme avant. Elle avait bien pris soin de le cacher. Dans leur village, tout grain dans les rouages se dissimulait. Le mettre au jour eut été un déshonneur, un aveu de faiblesse et d’échec. Aux yeux de leurs rares amis, ils étaient Clothilde et Didier, un couple mal assorti certes, mais qui semblait bien s’entendre. Bientôt Clothilde allait avoir trente ans, son horloge biologique commençait à tourner à une vitesse folle et elle sentait qu’elle allait devoir prendre une décision radicale. Caroline lui avait proposé d’organiser une fête d’anniversaire mais Clothilde avait décliné. Elle n’était pas certaine que cela plaise à Didier. Caroline n’avait pas insisté, ce qui avait étonné Clothilde sur le moment. Elle n’y avait ensuite plus prêté attention.
Le matin de son anniversaire, Didier l’embrassa tendrement comme toujours, en lui tendant un paquet, semblable chaque année — même la couleur ne changeait pas -, un petit paquet bleu avec un ruban noir qui contenait chaque fois le parfum Diamant de Fragonard. Comme toujours, elle le remercia en l’embrassant du bout des lèvres et ouvrit le paquet, feignant la surprise.
Didier partit tôt ce matin-là. Les beaux jours s’étiraient et ils auraient un merveilleux été indien. Clothilde traîna longuement assise dans la cuisine, se reversant régulièrement du thé en regardant par la fenêtre. Ce fut longtemps après son départ, cette chaude matinée de septembre, qu’elle fut capable de se détendre suffisamment. Elle venait de prendre sa décision. En débouchant le flacon de parfum, elle se dit que l’année prochaine, elle serait enfin libre de porter autre chose, l’idée qui germait dans son esprit depuis des mois venant d’affleurer de nouveau à cet instant. Elle le ferait le jour même de son anniversaire ! Elle y pensait depuis longtemps et avait rapporté les fameuses substances à la maison, pour le jour où elle serait enfin prête. Elle avait en effet compris qu’elle ne pourrait jamais le quitter autrement que par ce chemin-là, vraiment atroce, mais définitif.
Elle ne travaillait pas ce jour-là et elle aurait tout le temps de mettre son plan à exécution. Elle emmènerait Didier dans son atelier. Clothilde avait aménagé la grange du fond du jardin et c’était son refuge. Elle y passait des heures à peindre, à faire ses mélanges de couleur, à imaginer de nouvelles toiles, à rêvasser. L’unique pièce était immense et lumineuse, la lumière pénétrant par les larges baies vitrées qu’elle avait fait installer. Même en plein hiver la pièce était agréable et les fenêtres de derrière donnaient sur un bel étang. Sur un côté Clothilde avait fait construire une immense bibliothèque où des livres d’art côtoyaient des romans et des biographies. Juste devant trônait un fauteuil cosy au tissu jaune flamboyant avec un repose-pieds assorti, avec au sol un immense tapis persan, rappelant à Clothilde ses années d’expatriation avec ses parents dans plusieurs pays du Moyen-Orient. Le reste de la pièce était entièrement dévoué à la peinture. Le sol était bâché, des chevalets étaient posés çà et là, nus ou portant fièrement une toile terminée ou en cours. Des tables de tailles diverses étaient remplies de pots à pinceaux, de tubes d’acrylique et d’huile, de règles de différentes tailles, de couteaux et autres objets étranges à qui n’était pas familier de cet art. Une odeur de térébenthine vous prenait à la gorge dès le pas de la porte. Didier aimait beaucoup venir dans l’atelier le soir après sa journée de travail. Déambuler parmi les toiles de sa femme le détendait. C’était devenu son rituel, même quand Clothilde était à l’hôpital. Il y prenait un verre en l’attendant. Il admirait les peintures de sa femme, lui qui n’avait jamais été capable de créer quoi que ce soit.
Clothilde passa la journée à penser à son plan et vers 18 heures elle prépara le poison. Didier n’allait plus tarder. Elle avait composé un cocktail qui laisserait penser à une crise cardiaque. Personne ne découvrirait jamais la supercherie et elle serait enfin libre de refaire sa vie, après la période de deuil d’usage. Elle avait planifié de préparer un apéritif dînatoire à l’occasion de son anniversaire, qu’elle servirait sur la grande table de l’atelier, avec une bouteille de Pessac-Léognan. Ce serait aussi sa vengeance. C’était son vin préféré et il avait toujours refusé de lui en acheter, prétextant son prix trop onéreux. Ce soir il n’oserait sans doute rien lui dire. À partir du moment où Didier boirait son verre de vin, il commencerait à s’assoupir lentement et elle aurait tout à fait le temps de le raccompagner à leur chambre. Elle l’allongerait sur le lit, lui enlèverait ses vêtements, le mettrait en pyjama – il portait toujours d’affreux pyjamas à rayures qu’elle exécrait. Le lendemain, elle constaterait son décès et jouerait les veuves éplorées. Elle avait fait du théâtre dans sa jeunesse, cela devrait l’aider.
Le soir arriva. Quand Didier rentra à la maison, il semblait encore plus accablé. Il dit à Clothilde qu’il avait passé la journée à chercher une différence de 5,43 euros dans un bilan et que cela l’avait épuisé. Clothilde lui proposa de se changer les idées en allant prendre l’apéritif à l’atelier. Il accepta sans joie. Il avait l’air stressé. Clothilde avait déjà installé la table avec une jolie nappe, des verres en cristal de Baccarat et elle avait cuisiné une partie de l’après-midi. Il y avait des gougères, des toasts au saumon, des champignons farcis au fromage, des verrines de betterave au Boursin, un soleil au pesto, des bruschettas de thon aux olives et aux pignons, du houmous avec des gressins et pour finir une mousse au chocolat. Elle avait fait les choses bien. Après tout, on n’a pas tous les jours trente ans et il fallait absolument que personne ne se doute de rien. Elle laisserait les reliefs du repas dans l’atelier, projetant de revenir faire disparaitre le verre de Didier avant de se coucher, puis de tout ranger le lendemain, ce qui n’éveillerait aucun soupçon de la part du médecin venu constater le décès, voire éventuellement de la police.
Ils trinquèrent sans effluves. Didier ne remarqua pas l’étiquette sur la bouteille de vin et lui souhaita de nouveau un joyeux anniversaire. Il avait du mal à se détendre et passait son temps à regarder du côté de la route. De l’atelier on ne pouvait pas voir le portail car des arbustes le cachaient. Clothilde se dit que décidément il devenait vraiment de plus en plus bizarre ces derniers temps ! Quand Didier repris une gorgée de vin, il eut juste le temps de dire qu’il ne se sentait pas bien et il commença à s’endormir. Clothilde posa son verre puis prit son mari par la taille et le conduisit vers la maison. Elle mit du temps car il devenait de plus en plus lourd et le jardin était grand. Il y avait au moins cinquante mètres à parcourir avant d’arriver devant la porte d’entrée. Quand elle eut enfin atteint le seuil, elle réussit à tenir Didier d’un bras pour pouvoir ouvrir la porte. Avant qu’elle ait pu se rendre compte que son cœur avait définitivement lâché et qu’elle était déjà veuve, elle poussa la porte et vit Caroline et des invités crier en chœur : « Joyeux anniversaire Clothilde ! ».
Valérie Chèze, mars 2022
Nouvelle pour le concours de nouvelles 2022 de la Foire du livres de Naves en Corrèze
Retenue et publiée dans le recueil Fragments d’une chaude journée de septembre.
Oui, je prends rendez-vous car je veux en savoir un peu plus
Une première rencontre en visioconférence pour faire connaissance
et évaluer vos besoins.
Le temps d’un clic et j’écris pour vous !